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Tydskrif vir Letterkunde

On-line version ISSN 2309-9070
Print version ISSN 0041-476X

Tydskr. letterkd. vol.48 n.2 Pretoria Jan. 2011

 

Les "démons crachés" de l'autre République de Serge Armand Zanzala. Une métaphore historique dans une période chaotique

 

 

Patrick Kabeya Mwepu

Né en RDC, Docteur en langue et littératurefrançaises (Université du Cap), Enseignant des études françaises (Université Rhodes), Auteur de plusieurs articles en literature africaine francophone. E-mail: p.mwepu@ru.ac.za; pakabeya@yahoo.fr

 

 


ABSTRACT

Published in 2007 by L'Harmattan, the novel Les "démons crachés" de l'autre République by Serge Armand Zanzala challenges its readers to rediscover the period between 1993 and 2002. During that period, which lasted almost a decade, Congo-Brazzaville, the writer's country of origin, was ravaged by violent wars. In his novel, Zanzala has attempted to reconstruct the real facts of this conflict by depicting characters that embody an inhuman and homicidal aristocracy. Through Congo-Brazzaville, one can also easily discover Congo-Kinshasa as the pan Congolese spirit is being expressed throughout the novel. This paper aims to demonstrate several ways in which and reasons why the writer takes position and uses fiction to restore the history of his country. Literary fiction has been perceived as an instrument par excellence to combat the abuse of political or military power. Furthermore, it will be demonstrated how and why the use of violence by politicians is depicted throughout the novel as cannibalism. The paper will finally analyse the way Zanzala uses the fabulous as a remedy to cure the barbaric acts orchestrated by politicians against civilians.

Key words: cannibalism, discrimination, political commitment, the fabulous.


 

 

La publication du roman Les "démons crachés" de l'autre République par Serge Armand Zanzala offre aux lecteurs de la littérature africaine francophone une occasion de revivre une conception militante de la littérature. L'écriture littéraire est considérée par l'auteur comme une représentation fictive possédant pourtant un intérêt à la fois historique et libérateur. En amont de l'écriture, Zanzala emprunte l'essence de son art à une réalité historique, la guerre civile. Cette réalité qui devra servir d'alibi n'est pourtant pas livrée au lecteur sans avoir été préalablement reforgée par l'auteur. Ce roman de 214 pages dépeint un univers chaotique dans lequel une perversité politique portée à son comble va au-delà de tout entendement humain. C'est pour montrer la toute-puissance du politique que l'auteur met sur scène une force opposée qui ne serait provenue que de l'au-delà du monde physique pour combattre le tyran. S'agitil d'une image d'un monde à l'envers ("démons crachés" au lieu de démocratie) dans lequel toute lutte contre l'inhumanité serait vouée à l'échec ? Dans cet article, il sera montré comment un fait historique peut être dépeint par un romancier aussi bien pour éclairer le public que pour guérir le monde affecté. De plus, que ce roman rappelle le cannibalisme et le merveilleux chers à la littérature congolaise (notamment chez Sony Labou Tansi), cela mérite d'être mis en évidence dès lors que les faits historiques se répètent et se ressemblent. Ainsi notre démarche consistera à interpréter quelques images utilisées par l'auteur dans le roman afin de traduire le mieux sa vision du monde. Mais pour bien comprendre la position de Zanzala, il serait important de rappeler brièvement l'évolution de la littérature congolaise sur les questions relatives au combat de libération du peuple qui semble occuper une place de prédilection dans ce roman.

En effet, l'analyse de la littérature du Congo-Brazzaville écrite en français, de sa genèse jusqu'aux années 90, montre une tendance manifeste à l'engagement de l'écriture dans l'histoire courante du pays. Deux numéros de la revue Notre librairie consacrés à la "Littérature congolaise" (nos 93-94, mars 1988), avaient eu dans le temps le privilège de le démontrer. Le roman congolais, comme l'ont constaté Arlette et Roger Chemain, "se situe à l'intérieur de la société qu'il décrit afin de l'amender, de la perfectionner, en suscitant la réflexion du lecteur" (Chemain 1979: 103).

Dès l'émergence de cette littérature, un engagement sociopolitique de l'écriture a été exprimé au point que le premier roman congolais écrit en français, Cœur d'Aryenne de Jean Malonga en 1953, a été presque exclu de la critique, une critique littéraire alors sous-tendue en grande partie par le courant de la Négritude que Senghor prônait avant tout comme un creuset des valeurs culturelles. Analysant la situation du roman congolais à sa naissance, Alpha-Noël Malonga explique pourquoi l'œuvre de Jean Malonga n'avait pas retenu l'attention de la critique à ce moment-là:

La première œuvre de la littérature congolaise n'est pas autant analysée comme ses congénères éditoriaux.1 L'une des raisons de cette infortune est le ton du procès des colons que dresse le doyen des écrivains congolais en pleine période coloniale. Le romancier congolais se distingue de tous les autres écrivains qui ont peint des personnages de colons blancs par l'intransigeance du réquisitoire qu'il dresse contre l'infrahumanité du Blanc. (Malonga 2007: 22-23)

Cette intransigeance contre l'infrahumanité coloniale a été érigée presque en canon de littérarité par ses compatriotes au point que la délégation congolaise au Festival Panafricain d'Alger, en 1969, prenait déjà des distances vis-à-vis du culturalisme senghorien que prônait à l'époque la Négritude. La délégation congolaise à ces assises affirmait que "l'artiste devait se mettre au service de son peuple et de l'entreprise de libération nationale, mais en luttant dans la liberté et avec ses armes propres; il devait élaborer les mythes susceptibles de mobiliser les masses, les plaisirs et les rêves nécessaires à l'homme" (Chemain 1979: 18). L'implication de l'écriture littéraire dans la vie sociopolitique quotidienne contraignait maints écrivains congolais à puiser la quintessence de la matière de leur art dans la réalité de tous les jours dès lors que la majeure partie du peuple était victime de multiples abus du pouvoir politique. Les œuvres des écrivains comme Jean-Pierre Makouta-Mboukou, Emmanuel Dongala, Guy Menga, Pierre Biniacounou, Alphonse Nkouka, Sony Labou Tansi, Henri Lopes, Sylvain Bemba, etc. constituent des exemples de cette veine. Faisons remarquer qu'il paraît simpliste de catégoriser ces écrivains dans une même tradition littéraire ; néanmoins, il est fructueux de mentionner que certaines de leurs œuvres plongent le lecteur dans la remise en question sans complaisance de la réalité socio-politique. Bien que cette approche de la littérature soit aussi vieille que l'humanité dans la mesure où "un mythe, une légende, une épopée, un conte ne peuvent être qu'engagés" (Ngal 2009: 233), il est cependant important d'indiquer que cet engagement dans l'histoire évite d'asservir l'écrivain au point de contraindre ce dernier à faire le travail du sociologue. C'est pour éviter de tomber dans ce piège que David N'Goran explique la démarche littéraire:

il s'agit d'aller de la littérature au réel, de l'imagination ou de la fiction au monde et non l'inverse. L'avantage de cette démarche inverse, c'est que l'écrivain est ainsi capable de re-posséder un de ses pouvoirs oubliés, à savoir dire l'indicible, traduire l'opaque, voire construire ou reconstruire un autre monde à côté du réel, mais indistinct de celui-ci. (N'Goran 2009: 136)

Pour un lecteur avisé, Les "démons crachés" de l'autre République laisse entrevoir, audelà de son univers imaginaire, un monde réel au point que le référent du texte se confonde avec le signifiant même de l'œuvre. Le monde reconstitué du roman est indistinct, sur le plan herméneutique, du monde réel, d'un Congo caractérisé par les guerres civiles sanglantes.

En ce qui concerne brièvement l'histoire, Les "démons crachés" de l'autre République est un roman qui décrit les chroniques d'un dictateur, appelé Tambula Malembé (qui marche lentement, en lingala), qui règne de manière despotique dans un pays dit Koutika Mabanza (qui veut dire en lingala "cesser de penser"). Ce président dictateur lutte contre ciel et terre pour conserver son pouvoir et tue sans merci non seulement ceux qui sont soupçonnés de désirer le pouvoir mais aussi tous les innocents sans défense dans un climat chaotique généralisé. Koutika Mabanza c'est aussi la jungle où le sang et la chair des victimes sont mangés gloutonnement par le président pour renforcer sa puissance et se maintenir à jamais au trône. Ironiquement, l'union entre les vivants et les morts tués par le régime permet finalement de vaincre le dictateur qui est condamné à passer les derniers moments de sa vie dans la peur, la solitude et la méfiance la plus absolue.

Les principaux thèmes de ce roman apparaissent sous la forme des images qui font l'objet d'analyse dans cet article. L'auteur recourt surtout à ces trois images: le sang (avec ses corollaires), la tribu et la résurrection des morts. Dans les sections qui vont suivre, nous allons analyser chaque image pour comprendre l'intention de l'auteur.

 

L'image du sang versé à flot

L'expression de la violence en littérature francophone de l'Afrique subsaharienne n'est pas un phénomène récent (Cazenave 2005: 59). Cette manière de représenter le monde hante les écrivains africains et évolue en même temps que l'écriture ellemême. Loin de constituer la résultante d'une imagination débridée des écrivains obsédés par la description de scènes horribles, la violence exercée par les protagonistes dans les romans pourrait être perçue comme une description du monde dans lequel le pouvoir politique est en train d'être contesté, un monde connu de l'auteur dans lequel le plus fort tente d'affaiblir davantage le plus faible (Perraudin 2005: 72).

L'œuvre de Zanzala pourrait constituer une réécriture du monde sanguinaire de Katamalanasie dans La vie et demie de Sony Labou Tansi dans lequel le protagoniste, appelé le Guide Providentiel, se plait à tuer sans sourciller les ennemis de son régime comme dans l'extrait suivant:

[...] le Guide Providentiel eut un sourire très simple avant de venir enfoncer le couteau de table [...] la loque-père sourcillait tandis que le fer disparaissait lentement dans sa gorge [...] le sang coulait à flots silencieux de la gorge de la loque-père [...] le Guide Providentiel enfonça le couteau dans l'un puis dans l'autre œil, il en sortit une gelée noirâtre qui coula sur les joues (Labou Tansi 1979: 12-13).

Dans le roman de Zanzala, Koutika Mabanza c'est un univers dans lequel le sang humain est versé à flot. On peut lire que le commandant Daouda, le principal aide du président Tambula Malembé, est un boucher humain zélé qui s'adonne à la tuerie avec plaisir et de manière professionnelle. L'extrait suivant démontre à quel point, parlant des morts, ce personnage manque d'égard pour la vie humaine:

Trois cent cinquante-trois [morts] ! [...] Moins que la semaine dernière. Les nouvelles recrues ne sont pas bien rodées pour ce genre de mission. [...] Parfois, ils ont eu peur d'ouvrir le feu. Certains ont, maintes fois, hésité d'appuyer sur la gâchette de leur arme [...] d'autres ont, carrément, désobéi à mes ordres. Ils voulaient savoir, avant tout, pourquoi devraient-ils tirer sur des foules non armées et non agressives, sur des paisibles citoyens [...] (22)

Devant la nécessité de faire le plus de morts possible, le commandant Daouda n'hésitera pas à former de vrais tueurs et à recruter dans les villages parmi les chasseurs et les bouchers (22). L'extrait suivant montre ce dont les professionnels ainsi formés sont capables d'accomplir:

Des macchabées traînaient et pourrissaient dans les savanes et le long des routes qui desservent la région des Dzomo-Dzomo. D'autres cadavres avaient été enfermés dans des containers, puis jetés dans les rivières pour qu'on ne les comptabilise pas ! [...] Des estropiés, considérés comme des ordures, avaient été ramassés, mis dans les avions militaires et jetés, en plein vol, sans parachutes. Des bébés avaient été enfermés dans les sacs en plastique et abandonnés le long des pistes agricoles. D'autres étaient carrément pilés dans des mortiers comme de la banane plantain. (58-59)

Bien que ce thème d'assassinat soit un cliché de la littérature congolaise, il prend cependant une nouvelle dimension dans l'œuvre de Zanzala: son interprétation du motif d'assassinat est peu commune, excepté chez Sony Labou Tansi, dans la mesure où les tueries sont perpétrées pour des raisons de cannibalisme, en plus de la soif du pouvoir politique qui contraint à éliminer les opposants politiques. À travers Les "démons crachés" de l'autre République, d'aucuns pourraient lire le penchant de l'auteur dans l'utilisation régulière du sang humain dans la vie quotidienne du président:

Le président doit manger tout crus dix cœurs saignants de bébés. Il doit boire dix litres de sang chaud. Il doit prendre une douche avec du sang nouvellement récolté. Il doit asperger tous les coins de ses bureaux, de ses chambres, de ses toilettes et du temple avec du sang humain. Au moins trois cent cinquante-trois litres de sang devront donc être utilisés pendant le culte (157).

Le roman va jusqu'à décrire une gastronomie étrange dont les ingrédients principaux sont constitués de la chair et du sang humains. C'est ce qu'on retrouve sur le menu quotidien des repas du protagoniste:

Ce sont eux [les marabouts] qui lui proposent la tartine du jour, entre le pain au pâté de cervelle fraîche et les croissants au sang coagulé, pour le petit déjeuner. [...] pour un repas de midi, entre une cuisse de femme rôtie avec des bananes et des aubergines violettes ou un cœur de bébé aux oignons, cuit à l'étouffé dans une feuille d'aluminium sur un barbecue ou encore des yeux ou des testicules sautés avec des asperges à la sauce hollandaise. [...] pour son goûter, entre les mollets fumés et des lèvres saignantes légèrement braisées et assaisonnées avec du vinaigre. Mais pour le dîner [...] les boyaux et les seins des femmes, préparés en bouillon avec quelques légumes frais, de piment et de poivrons. (150-51)

On peut découvrir dans cette gastronomie le recours à l'humour noir pour dépeindre l'habitude alimentaire du président. Ce portrait du grotesque, avec un arrière-fond comique, est amplifié dans le texte par la consommation des cadavres (18) et la suppression des cimetières par le président (54). De plus, ce goût du sang est renforcé dans le texte par le recours à une image bien forte inventée suite à la comparaisonsimilitude. Gérard Noumssi, dans une analyse consacrée à l'œuvre de Kourouma, s'inspirant des travaux de M. Aquien, G. Molinié et de M. Ngalasso, explique la comparaison-similitude de la sorte:

Dans la comparaison-similitude, le thème (comparé) et le référant (comparant) peuvent être considérés comme étant soit de rang égal (égalité) soit de rang inégal (infériorité ou supériorité), à partir de leur motif (propriété commune). [...] Ces analogies qualificatives fonctionnent suivant un schéma stylistique constant. Ayant clairement énoncé la qualité d'un objet ou d'un être, le romancier le(s) rapproche analogiquement d'un comparant, souvent en rupture d'isotopie avec la qualité préalablement annoncée ; d'où une similitude d'autant plus expressive que le thème et le référant convoqués sont distants l'un de l'autre. (Noumssi 2009: 240).

Dans Les "démons crachés" de l'autre République, force est de constater que Zanzala dépeint un pouvoir sous-tendu par la magie, étant donné que le président obéit visiblement à un ordre occulte, la finalité étant de conserver sa propre vie et son pouvoir en sacrifiant la population. Dans cette perspective, le sang humain (le comparé) est comparé au carburant (le référant) qui fait fonctionner le pouvoir. Cette comparaison est annoncée dans l'avertissement et répétée partout dans l'œuvre où on peut lire qu' "à l'image des automobiles qui fonctionnent avec du gasoil ou de l'essence, les régimes politiques congolais roulent avec du sang humain " (7), " le pouvoir tourne avec le sang humain et un repas sans un morceau de chair humaine et un verre de sang humain paralyse le pouvoir " (191). Il en résulte que l'absence de cadavres dans la capitale, toute la population ayant fui le président, conduit à la chute du régime dans ce roman. Par ce rapprochement non naturel, l'auteur voudra créer le sentiment de l'indicible dans la tête du lecteur et contribuer par la force de cette imagination à la dénonciation des abus du pouvoir et à la résistance.

Bien qu'on puisse également comprendre à la lettre ce cannibalisme, dans la mesure où Mobutu au Congo-Kinshasa aurait été habitué à boire du sang humain selon certains témoignages, l'évocation du gasoil et de l'essence dans l'œuvre de Zanzala pourrait également constituer, une image renvoyant à un besoin nécessaire, quotidien et perpétuellement inassouvi. L'auteur prend la responsabilité de révéler au lecteur le fait que dans ces guerres congolaises les politiciens étaient plus préoccupés du pouvoir que de la vie humaine qu'ils sacrifiaient pour conserver le pouvoir ou l'arracher. Dans ce cas, l'évocation des litres de sang humain constitue un catalyseur susceptible de relancer le débat sur la violence dans une guerre. Il s'agit aussi, pour l'auteur, d'exiger des réponses à propos des disparus de ces guerres sanglantes qui opposaient Pascal Lissouba, Denis Sassou Nguesso, Bernard Kolélas, Yhombi-Opango et leurs alliés qui sont cités nommément dans l'introduction de ce roman (10). Ce serait cependant de l'euphémisme de circonscrire le référent du texte uniquement à l'univers congolais de Brazzaville. Bien que l'auteur ait nommément cité des personnalités politiques de ce pays, l'esprit panafricaniste ou mieux pan-congolais qu'on lit à travers le texte (voir l'analyse de la section suivante) nous permet de penser que l'auteur se serait également inspiré de déboires de Mobutu et ses ennemis politiques, dont Laurent Kabila. Ces deux hommes politiques s'étaient à l'époque engagés dans une longue guerre dont les conséquences en perte de vies humaines resteront ineffaçables.

En effet, pendant ces guerres (dans tous les deux Congos), il y a eu non seulement beaucoup de morts dont les cadavres n'ont jamais été rendus aux parents des victimes, mais des disparitions non encore justifiées jusqu'à ces jours. Au contraire, les belligérants se sont tous livrés au jeu d'accusation mutuelle et de rejet de responsabilité sur l'ennemi. Le roman les accuse de cannibalisme non seulement pour que le peuple congolais continue à les tenir à l'œil mais surtout pour les contraindre à dire la vérité à ceux qui l'exigent.

Pourtant, on peut lire dans cette œuvre que "l'anthropophagie n'est pas dans la culture congolaise" (191). Ce point de vue pourrait être confirmé par Lydie Moudileno qui, commentant La vie et demie, en critiquant en même temps le point de vue de Jean-Marc Moura qui estime que l'œuvre de Sony Labou Tansi présente "une étrangeté congolaise échappant à une interprétation occidentale", écrit ce qui suit:

On est en droit de se demander à quelle étrangeté il [Jean-Marc Moura] fait référence. Cannibalisme, équarrissage des victimes, cruauté "sanguine" (dans le sens où le sang est volontairement répandu), viol incestueux n'ont jamais fait partie de la tradition Kongo à laquelle appartient l'auteur [Sony Labou Tansi] (Moudileno 2006: 78-79).

Le fait de présenter le cannibalisme comme un phénomène non congolais traduit le souci qu'a Zanzala, en tant qu'historien, de préserver la culture congolaise en évoquant, comme on va le démontrer plus loin, un passé où le respect de la vie humaine était au centre des actions et où les peuples étaient unis par des liens inséparables. L'auteur voudrait implicitement mettre en cause le néocolonialisme qu'il appelle le "racisme d'État" (93). Cette évocation du monde extérieur permet à l'auteur de révéler au lecteur que les belligérants ne commandaient pas ces guerres, ils se battaient au contraire pour des maîtres étrangers qui seuls connaissaient les raisons véritables de ces guerres et avaient peu d'égard à la vie des Congolais ordinaires. Selon David Eaton, les grandes puissances (la France et les États-Unis) avaient beaucoup d'intérêts à gagner dans cette guerre [guerre congolaise] et les parties engagées bénéficiaient de leur soutien et de l'appui non seulement des troupes de l'ancienne armée tchadienne, des mercenaires sud-africains et serbes, mais aussi des milices interhamwe hutu rwandais et des éléments des anciennes Forces armées zaïroises de Mobutu (Eaton 2006: 64).

Dans cet univers chaotique, Zanzala veut présenter au lecteur un monde dans lequel l'existence est absurde. On peut lire cette intention à travers les propos d'un accusé qui vient d'être condamné à mort:

Ma vie, ma vraie vie, vous allez bientôt la découvrir messieurs les juges. Moi-même, j'ai, quelque fois, été tenté de parler d'elle. Mais je n'ai pas pu parce qu'elle est insaisissable ! Mais si vous voulez me demander de vous dire ce que c'est que la vie, je vous dirai tout simplement que c'est une chose que l'on ne comprend pas. C'est une chose que l'on ne comprendra jamais de son vivant ! (29)

Pourrait-on en conclure que c'est cette perception du monde d'une vie dépourvue de sens qui contraint le peuple à supporter passivement les excès du despotisme ? À travers le roman, le silence du peuple de Koutika Mabanza est à considérer comme "une stratégie dont se servent beaucoup de peuples du monde acceptant parfois de se courber et de laisser les politiciens monter sur leurs dos" (106). La stratégie consiste à ne pas donner au dictateur un motif pouvant lui permettre de justifier les tueries. Cependant cette attitude du peuple est une stratégie provisoire dès lors que le dénouement du roman ne laisse pas le dictateur invaincu.

 

L'image de la tribu: l'appel à l'unité

Les "démons crachés" de l'autre République c'est aussi une lecture de la discrimination fondée sur les origines sociales. Le thème du tribalisme, qui pourtant constitue un cliché de la littérature congolaise, est amplifié par l'auteur dans ce roman. Zanzala considère le tribalisme comme étant "le poison le plus foudroyant qui tue, aujourd'hui, les sociétés africaines" (92). À travers le roman, non seulement la classe dirigeante est constituée des gens d'une seule tribu, mais aussi la plupart des assassinats sont à caractère discriminatoire. Un juge, par exemple, affirme que "c'est pour des raisons tribalistes que les multiples épouses du président de la république, ses fils, ses neveux et nièces l'ont encouragé à condamner à mort tous les accuses" (32). La conséquence des guerres congolaises est l'anéantissement des efforts fournis auparavant pour construire une identité nationale. Dans un pays où le tribalisme battait son plein au lendemain des indépendances, ces guerres civiles sont venues réanimer la division entre les nationaux.

De surcroît, Zanzala ne stigmatise pas uniquement le tribalisme. Dans sa critique de la discrimination, le clan et la famille élargie passent également au crible. L'auteur s'attaque de manière fervente au nom patronymique en le présentant comme suit:

Le transfert d'un nom patronymique d'une personne à une autre est un héritage pourri de la colonisation. C'est un acte qui répondait simplement aux caprices de la police coloniale lui permettant d'identifier rapidement une personne ou une famille, et que le président Tambula Malembé a, malheureusement, rendu obligatoire pour savoir qui est de sa famille ou de son clan et qui ne l'est pas. (192)

Analysant la question du nom au Congo, Alpha-Noël Malonga écrit ce qui suit:

Chez les Bantu [...] nommer c'est aussi synonyme de définir l'identité de l'individu nommé en même temps qu'il dit l'état et, parfois, la structure psychologique, sinon la pensée de celui qui nomme [...] le nom est un message qui désigne le porteur durant sa vie. (Malonga 2007: 26-27)

Contrairement à la pratique instaurée par le régime en place, la tradition de l'univers décrit dans Les "démons crachés" de l'autre République accordait jadis le nom patronymique en obéissant aux "circonstances dans lesquelles une personne a été conçue ou est née" (193). L'élimination du nom commun de famille constituait pour cette société une insertion de l'individu dans la neutralité sans aucun signe visible d'être discriminé, c'est l'ouverture à un monde beaucoup plus large qui va au-delà de la famille, du clan ou de la tribu. Ce retour aux sources originelles d'une Afrique précoloniale est présenté non seulement comme la nostalgie d'un passé de communion et de concorde mais aussi et surtout comme un impératif incontournable susceptible de permettre aux pays africains de retrouver "leurs racines, leurs identités, leurs histoires réelles et leurs repères et de se developer" (193).

Dans cette lutte contre la discrimination, Zanzala agit en historien dont la mission serait la réunification de l'Afrique envahie et partagée arbitrairement par les puissances coloniales. On peut lire cette intention à travers la terminologie employée pour désigner les différents pays de l'Afrique centrale. Dans ce roman, Congo ou Kongo est une déformation du mot Kue Ngo - chez la panthère, puisque ce territoire était dominé par les panthères (198) - et ce territoire va de l'Angola (Kue Ngo austral) au Gabon (Kue Ngo nord) en passant par le Congo-Brazzaville (Kue Ngo central) et le Kue Ngo de l'est (la RDC). Le monde idéal équivaudrait à la renaissance et / ou à la reconstitution de cette identité perdue par l'histoire et cette renaissance serait une solution que le roman apporte pour résoudre le chaos engendré par la dictature et la discrimination. C'est dans cette perspective qu'on peut comprendre le poème dans lequel la nostalgie d'un Kue Ngo réunifié est exprimée:

Si le Congo était redevenu Kue Ngo !

La mort de ses petites-filles: la faim et la

misère, seraient passées loin de ses frontières

Ses filles ne seraient pas violées et ses maisons

détruites et pillées

Ngoue, Mongo, Kuengo, Mengo, Kongo,

Nzongo, Ngoma... tous arrière-petits-fils de la

panthère ne se seraient pas livrés à la guerre

Ils seraient, tous, descendus dans la rue

pour jeter des pierres sur ceux qui les ont

armés [...] (199)

On peut entrevoir dans ce passage un message d'espoir projetant un avenir radieux fondé sur un passé oublié, mais prospère, une nation basée sur le respect de la vie humaine. À travers ce poème, le souci d'un "pan-congolisme " transnational susceptible d'anéantir le tribalisme est affiché dès lors que ce Kue Ngo va au-delà des frontières conventionnelles.

Cependant pour l'auteur, cette lutte contre le tribalisme, à elle seule, ne suffit pas pour éliminer la dictature dont il ne constitue qu'un pilier de soutènement. À travers le roman, la représentation d'autres piliers pourrait être schématisée de la sorte:

 

 

Dans cette représentation, la base de la pyramide, Ego, qui est constituée de l'amour de soi qui, dans le texte et qui équivaut à l'égoïsme, est la plus large des composantes. Ceci implique que le dictateur pourrait arriver à anéantir toutes les autres composantes (qu'il utilise parfois comme alliées), en cas de nécessité, pour se maintenir. À titre d'exemple, la lecture de Les "démons crachés" de l'autre République montre qu'après avoir tué et mangé toute la population et vu le fait que la grande majorité de la population a quitté la ville, le dictateur n'hésite pas à tuer et à manger ses collaborateurs immédiats (marabouts du même clan) et tous les membres de sa propre famille, y compris sa femme et ses enfants (209). L'auteur trouve bien le mot juste pour designer cette anomalie qu'il appelle la djikitature, la racine djiki en lari signifiant la "haine" (85).

Zanzala voudrait montrer que la grande lutte n'est pas celle qu'on doit mener contre le tribalisme, qui n'est qu'un symptôme d'un grand mal invisible ; la véritable lutte serait à livrer contre le moi du dictateur. Dans ce cas, Zanzala estime que laisser le dictateur seul devant sa propre conscience pourrait contribuer à affaiblir sa force. C'est ce qu'on peut lire dans les propos suivants:

Pour tuer un dictateur, on n'a point besoin de Kalachnikov. On n'a point besoin de verser le sang, au risque de le blanchir devant l'histoire. Écrivez-lui de belles-lettres. Offrez-lui de belles peintures sur la vie. Écrivez-lui des poèmes d'amour. Racontez-lui des anecdotes. Puis, laissez-le se coucher à temps. (207)

Il ressort de ce passage que, moyennant une œuvre littéraire, l'auteur contribue à sa manière à tuer le dictateur. Il s'agit ici d'exprimer la suprématie de l'écriture sur toute action de violence entreprise contre un régime. On peut lire la conscience de l'auteur à s'adresser en personne au dictateur qu'il considère comme lecteur de son œuvre. Dans la dédicace, le roman est adressé, entre autres, à un certain Alain Akouala Atipaut, présenté comme ministre, à qui on demande, au début du roman, de ne pas défendre les méfaits du dictateur (5). Vue sous cet angle, la finalité de l'art ne s'écarterait pas de la tradition littéraire militante que Georice Madebe décrit de la sorte:

C'est dire que dans le contexte historique de la colonisation, et pour beaucoup encore aujourd'hui, la littérature africaine n'a pu s'affirmer que par sa dépendance à l'Histoire et par conséquent, au politique ; les productions littéraires se définissant elles-mêmes comme de prises de position face à l'Histoire. Ce n'est donc pas pour rien que l'enseignement de la littérature négro-africaine dans les universités africaines et européennes insiste toujours sur cet aspect, hier comme aujourd'hui, de manière à établir les publications littéraires subsahariennes comme des œuvres toujours en conflit avec la marche de l'Histoire. (Madebe 2009: 93)

Dans le contexte congolais, Zanzala n'a pas pu envisager la littérature autrement ; étant donné que la violence des guerres le tourmentait par-dessus tout, l'auteur s'est ainsi vu contraint à ne jamais se taire, mais à s'exprimer de vive voix (de manière médiatisée certes) pour l'amour de son peuple. La force de sa plume réside cependant dans l'imagerie qui sous-tend le réel quotidien. L'univers romanesque n'est pas donné en tant que tel ; il reste à construire et à découvrir suite à une opération cognitive d'appréhension des images.

 

L'image de la résurrection

Le roman Les "démons crachés" de l'autre République fait entrer le lecteur dans un monde merveilleux dans lequel certains actes, pour paraphraser Antoine Tshitungu dans son explication de Ngando de Paul Lomami Tchibamba, échappent à la logique cartésienne dès lors que leur causalité se fonde sur des paramètres matériellement non justifiables (Tshitungu 2008: 371). On a démontré que le cannibalisme qui est au centre du roman constitue une recommandation faite par les puissances occultes au président de la république. Ce thème de la magie, qui est un cliché de la littérature congolaise, est plutôt enrichi par la description qu'en fait l'auteur. Dans Les "démons crachés" de l'autre République, il existe un monde invisible aux yeux de tout le monde mais vivant. La limite entre les deux mondes est tellement subtile qu'on a l'impression que l'en-deçà et l'au-delà ne constituent qu'une seule entité unie et gouvernée par un même principe. Dès le début du roman, le sang des victimes de la répression politique est présenté comme indélébile (19, 20). Ce phénomène physique, qui ferait penser au "noir de Martial" dans La vie et demie de Sony Labou Tansi, constitue un présage qui annonce le thème de l'immortalité de l'homme et de l'âme qui sera développé plus tard dans la suite du roman. Zanzala accorde une vie aux morts et leur consacre plusieurs chapitres dans ce roman. Le lecteur est introduit et conduit dans le royaume des morts et découvre d'emblée la vie et l'expression vivante de tous les sentiments des morts. Ces derniers éprouvent, comme les vivants, la joie - les morts rient aux éclats et s'embrassent pour ne pas se quitter vite malgré le temps qui presse (142), - mais aussi la peine - ils étouffent dans certains endroits et voudraient vite repartir (133). L'œuvre décrit un monde dans lequel les vivants commandent certains morts allant jusqu'à les domestiquer - allusion faite aux morts du palais présidentiel par opposition aux morts des cimetières (144) - ou à les réconcilier avec les vivants (allusion faite au personnage d'Uraby qui réconcilie les vivants et les morts avant d'amorcer une expédition dans la capitale (190).

Dans le roman de Zanzala, où l'on croit dans l'inséparabilité de deux mondes, se libérer de la dictature ne peut jamais s'accomplir sans que le deuxième monde, celui des morts, ne se soit impliqué dans la lutte. Dans ce contexte, l'inadmissible devient donc possible dans cet univers au sein duquel "la vie est conçue comme une unité où tout est relié, interdépendant et interagissant, où matériel et spirituel ne sont jamais dissociés" (Hampaté Bâ 1991: 254). Il s'agit ici d'une vision du monde dans laquelle une interaction entre le physique et le surréel est rendue obligatoire comme dans La vie et demie où il est affirmé que "les morts qui n'ont pas de vivants sont malheureux, aussi malheureux que les vivants qui n'ont pas de morts" (Labou Tansi 1979: 42).

Étant donnée l'immortalité de l'âme, les victimes de l'oppression autocratique qui sont dans l'au-delà devraient avant tout se lancer dans le combat de libération, dès lors qu'ils n'ont plus rien à perdre, la mort ne pouvant plus les frapper de nouveau ! (192). L'extrait suivant montre comment les morts agissent avec adresse dans la libération des vivants:

Les morts revenus de Koutika, la capitale, les [les vivants] informent de tout ce qui s'est passé et de tout ce qui se passe et se passera encore dans tout Koutika Mabanza. Et, eux aussi, intimement persuadés de la justesse des idées des morts qui reviennent de la ville, décident d'aller à Moukombo et de s'y installer. Ils veulent eux aussi participer à la reconstruction de ce village. Mais les morts les dépouillent d'abord de leur magie et de leur sorcellerie, avant de les enrôler dans leurs rangs. (197)

Dans Les "démons crachés" de l'autre République, les morts finissent par retourner à la vie:

Cependant arrivés à quelques centaines de mètres de Moukombo tous les morts retrouvent la vie des vivants. Ils entrent triomphalement dans Moukombo comme des militaires après une victoire. Les habitants de Moukombo entonnent leur chanson fétiche [...] ils improvisent une fête pour assurer un accueil chaleureux à leurs parents revenus à la vie (197).

Cette résurrection des morts pourrait être interprétée comme le fait que l'œuvre de la dictature est éphémère et devra laisser la place aux valeurs démocratiques durables étant donné que les morts tués par la « djikitature » reviendraient à la vie, une nouvelle vie rajeunie et éternelle, mais aussi dans laquelle le souvenir d'un passé malsain serait rendu impossible (197).

Eu égard à cette vision du monde, peut-on dire que l'auteur croit en l'existence et en la force des morts pour combattre la dictature ? Peut-on penser que Zanzala invite le lecteur à l'inaction pour laisser la lutte de libération à la seule initiative des morts ? Quoi qu'il en soit, nous pensons que l'auteur serait ici en train de faire allusion au caractère interminable de la lutte contre l'oppression. Comme chez Sony Labou Tansi, « la manipulation du surnaturel réussit à saper la toute-puissance des tyrans en ce qu'elle rend possible la représentation de corps qui refusent d'être disciplinés, y compris par la mort comme Martial dans La vie et demie. Elle permet donc d'imaginer une résistance et d'inscrire des héros positifs dans le quotidien postcolonial » (Moudileno 2006: 67).

L'évocation de la résurrection des morts qui prennent une part active dans cette lutte pourrait également être perçue comme un hommage que l'auteur rend aux victimes de la dictature et des guerres congolaises qu'il élève, par cette œuvre, au rang des martyrs. Cette perception se justifie aussi par le fait que l'œuvre tout entière est dédiée aux victimes des différentes guerres congolaises et à leurs familles (5). De plus, Zanzala s'adresse de manière particulière à la classe dirigeante africaine en rappelant aux politiciens que non seulement le sang des innocents est marqué au fer rouge sur leur front, mais aussi que leurs œuvres inhumaines et malsaines ne sont pas sans limite.

 

Conclusion

Dans un contexte où tout est mis en place pour tuer la vie humaine et laisser libre cours aux atrocités les plus inhumaines, la parole du romancier ne tarde pas à retentir. Pour beaucoup de critiques africains, actuellement, l'attention de l'écriture ne devrait pas focaliser essentiellement sur les péripéties liées aux actions de la classe politique africaine. Pourtant, Serge Armand Zanzala n'hésite pas à le faire dans une œuvre apparemment provocatrice, cela pour répondre aux méfaits des gouvernants de son pays. Par cette prise de position, on peut conclure que l'engagement sociopolitique de l'écrivain africain moderne n'est pas, jusqu'à ces jours, un postulat ; il continue à s'imposer à bon nombre d'écrivains en situation d'oppression comme un impératif moral. Pour Patrice Nganang, l'engagement n'est même pas une question de choix ; c'est tout simplement une question d'évidence (Nganang 2004: 89). Eu égard au fait que « la littérature est, le plus souvent, en temps de crise, le lieu d'une recherche des nouvelles valeurs », le roman « apparaît aujourd'hui beaucoup plus comme un lieu d'interrogation sur le sens et les valeurs que comme délivrant des propositions de sens et d'action » (Collès 2007: 215). Si dans son roman Zanzala recourt à l'approche colonialiste et/ou post-colonialiste de l'écriture dans un Congo au vingt et unième siècle, sa démarche laisse entrevoir le fait que le monde n'a pas changé, et pourquoi changera-t-il d'arme ? Il s'agit pour l'auteur, pour citer Tanella Boni, "d'une question de vie ou de mort ; étant donné que l'écriture n'a de sens que dans le temps, par rapport à l'époque, aux circonstances et, par-delà toutes les situations, c'est ce qui permet à notre propre finitude et à celle d'autrui de se rencontrer et de résister face à toutes sortes d'oppressions et d'anéantissements qui importe le plus. " (Boni 2004: 69)

La citation de Patrice Nganang reprise ci-dessous permet de comprendre la prise e position de Zanzala dont le Congo pourrait constituer « un nœud gordien »:

En réalité, l'Afrique c'est un nœud qui tient l'écrivain au corps. Un nœud qui l'empêche de parler, de manger, de boire, quand une fois encore il entend des paroles insensées qui défont pourtant l'histoire de son pays ; un nœud qui l'empêche de dormir quand en sa terre, sur son continent, éclate une guerre ; un nœud qui le jette sur son ordinateur quand une autre stupidité de nos politiciens ou autres refuse de quitter son esprit. (Nganang 2004: 88)

Ainsi donc, l'auteur s'est servi d'un épisode de l'histoire, la guerre, pour écrire une œuvre littéraire. Que certains actes soient exagérés par l'auteur à travers le roman, cela se laisse comprendre dès lors que l'on considère que la représentation littéraire n'est pas un décalque de la réalité dans la mesure où la littérature est un langage non immédiat qui ne dit pas la vérité mais la dépeint. Et ce qu'affirme Arlette Chemain sur la violence destructrice en littérature subsaharienne s'applique le mieux à ce roman de Zanzala:

Les excès accumulés constituent un défi littéraire aux grands de ce monde, aux responsables des violences politiques. Les descriptions terrifiantes multipliées créent un effet de miroir déformant et de provocation dans les scènes de répression joyeuse qui se succèdent à un rythme accéléré [...] Le détour par le fantasme permet l'exposé d'une cruauté raffinée dans les procédés de destruction de l'homme par le pouvoir institutionnel dans l'exercice de ses fonctions (Chemain 1994: 50).

C'est à ce titre qu'on peut dire que le roman de Zanzala est une peinture bien réussie, mais une peinture qui trouve sa place dans l'épisode de l'histoire d'un peuple qui se recherche.

 

Notes

1. L'allusion est faite ici à Ville cruelle d'Eza Boto et à Nini d'Abdoulaye Sadji publiés tous trois dans un numéro de Présence Africaine intitulé "Trois écrivains noirs".

 

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