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Fundamina

On-line version ISSN 2411-7870
Print version ISSN 1021-545X

Fundamina (Pretoria) vol.20 n.1 Pretoria Jan. 2014

 

L'evolution de la tutelle romaine a travers le mecanisme de l'excusatio tutelae

 

 

Emmanuelle Chevreau

Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

 


ABSTRACT

This article deals with the evolution of Roman guardianship through the mechanism of excusatio tutelae. Considered as closely related to patria potestas, guardianship was formally understood as a form of potestas and a right exercised in the interest of the protected person until she or he reached puberty. The initial concept of guardianship and the role of the guardian started to change during the Principate. Guardianship as potestas (power) developed into guardianship as munus (office). Imperial policy made an effort to harmonise the three types of guardianship according to the model of guardianship by magisterial appointment, forcing the guardian, in particular the testamentary guardian, to accept the office, to manage it efficiently and not to withdraw lightly. The aim of this paper is not to analyse Marcus Aurelius' generalisation (followed through by successive emperors) of the system of excuses, extending it to all types of guardianship, and forcing guardians to accept the office. This contribution rather focuses on the search for the correct balance between the ward's interests and the guardian's capacity to carry out his mandate effectively and efficiently. This may be deduced from a study of the rich casuistic sources dealing with the grounds for excuse and the evolution of guardianship towards a civilian charge.


 

 

La tutelle a été congue pour protéger les personnes inexpérimentées en raison de leur age, de leur sexe ou de leur état mental. En droit romain, cette protection ne s'appliquait qu'au patrimoine et ne concernait pas la garde physique des intéressés.

Historiquement la tutelle romaine est née et a été modelée autour de la famille dite agnatique, c'est-á-dire un système de parenté civile dans lequel appartiennent á la même famille ceux qui sont soumis á la même puissance paternelle ou le seraient si le paterfamilias était encore en vie. A la mort de ce dernier, toutes les personnes sous sa puissance (enfants et épouses) acquéraient la qualité de sui iuris, c'est-á-dire la pleine capacité juridique. La faiblesse de l'age ou du sexe justifia l'apparition de la tutelle des impubères - et donc de la catégorie juridique du mineur - et de la tutelle perpétuelle des femmes. Congue dans le prolongement de lapatriapotestas, la tutelle était anciennement pergue comme une puissance et un droit exercés dans l'intérêt de la personne protégée jusqu'á l'acquisition de la puberté (12 ans pour les filles, 14 ans pour les gargons). C'est ainsi que la définit par exemple le juriste Servius Sulpicius cité par Paul au D. 26.1.1pr-1: "La tutelle est, comme Servius la définit, une force et un pouvoir sur un homme libre dans le but de protéger celui qui, en raison de son age, ne peut se défendre lui-même et cette puissance découle ou est accordée sur le fondement du droit civil. 1. Donc les tuteurs sont ceux qui jouissent de cette force ou de ce pouvoir et ils tirent leur nom de la charge elle-même. Ainsi on les appelle tuteurs, c'est-á-dire tuitores (protecteurs) et défenseurs á l'image des sacristains qui protègent un temple"1.

Il existait á Rome trois formes de tutelle: la tutelle légitime, la tutelle testamentaire et la tutelle dative. Les deux premières étaient les plus anciennes et la dernière est d'apparition plus récente. Elle avait vocation á suppléer l'absence des deux autres. En effet, la lex Atilia (186 av. J.-C.) prévoyait la nomination - par le préteur urbain assisté de plusieurs tribuns - d'un tuteur datif si aucun tuteur n'avait été nommé par testament ou s'il n'existait de parents civils ou de patron (dans le cas de la tutelle des affranchis). Cette loi concernait Rome et l'Italie; une autre loi, la lex Iulia et Titia, régla de manière semblable l'attribution du tuteur datif dans les provinces romaines. Il s'agissait de ne pas laisser le patrimoine de l'impubère ou la de femme sans protection ni surveillance.

A partir du Principat, l'esprit initial de la tutelle et du röle du tuteur va évoluer. La tutelle potestas (pouvoir) tend á se transformer en tutelle munus (charge). L'intérêt du pupille passe au premier plan, ce qui n'est pas sans conséquence sur la conception de la charge de tuteur. Cette mutation s'inscrit dans le contexte d'intervention croissante de l'empereur dans l'intimité des familles et a pour point de départ la législation familiale d'Auguste visant á moraliser et á régénérer la famille romaine.

Appliquée á la tutelle, la politique impériale va tendre á uniformiser les trois types de tutelle sur le modèle de la tutelle dative. En d'autres termes, il s'agira de contraindre le tuteur - et en particulier le tuteur testamentaire - á accepter la charge, á ne pas s'y soustraire facilement et á la gérer efficacement. C'est dans ce contexte que Marc-Aurèle créa le praetor tutelaris, un magistrat spécialisé dans la gestion du patrimoine des mineurs et dans la surveillance des tuteurs.

Pour illustrer ce durcissement de la charge de tuteur, nous avons choisi d'aborder dans ces quelques lignes la question sous l'angle du système des excusationes tutelae qui avait été congu á l'origine dans le seul cadre de la tutelle dative. Nous concentrerons notre propos essentiellement sur le tuteur testamentaire attribué aux impubères sui iuris. Par ailleurs, nous laisserons de cöté la tutelle des femmes dans la mesure ou elle a connu une évolution propre et est peu concernée par le développement du système des excuses.

Dès le règne de Claude, et de manière plus significative á partir de Marc-Aurèle, l'abdicatio tutelae2 décline au profit d'un élargissement du régime des excuses á tout type de tuteur3. En d'autres termes, la traditionnelle liberté du tuteur testamentaire de renoncer souverainement á la charge pour laquelle il a été pressenti disparaït.

La nature des sources y afférant (rescrits du prince et libri singularis de excusationibus tutelarum rédigés par les juristes du conseil impérial á l'attention des praticiens) est un indice de l'importance accordée par la législation impériale á la délation et á la gestion de la tutelle des mineurs. En outre, la riche casuistique développée autour des excusationes tutelae traduit la tendance des empereurs á développer une vision équilibrée de la tutelle.

 

1. Une charge privée devenue juridiquement contraignante

Dans ses libri tres iuris civilis, Masurius Sabinus écrivait:

In officiis apud maiores ita observatum est: primum tutelae, deinde hospiti, deinde clienti, tum cognato, postea adfini. Aequa causa feminae viris potiores habitae pupillarisque tutela muliebri praelata. Etiam adversus quem adfuissent, eius filiis tutores relicti in eadem causa pupillo aderant4.

Ce texte souligne l'importance de la fonction de tuteur qualifiée d'officium par le célèbre juriste du début du Principat et placée sous la haute protection des mores. Dans un tel contexte, le refus injustifié du tuteur d'assumer la charge pour laquelle il avait été élu (par testament ou á défaut par lien de parenté agnatique) devait être frappé d'opprobre social. A propos de la tutelle légitime, P. Voci écrit très justement qu'elle ne s'accepte ni ne se refuse car elle est inhérente á la parenté agnatique et repose sur la solidarité naturelle des membres d'une même famille5.

Le tuteur testamentaire jouissait de la possibilité de renoncer á la tutelle (abdicatio tutelae), ce qui est confirmé par l'insertion dans la formulation de nomination du tuteur de la clause si volet6. Les testateurs ne manquaient de prévoir des libéralités - assorties d'une clause de réversion en cas d'abdicatio - en faveur des tuteurs désignés dans le testament7.

Les tutelles testamentaire et légale étaient donc congues comme des charges auxquelles il était difficile d'échapper sans subir de sanction morale.

Il n'en était pas de même de la tutelle dative qui était une sorte d'expédient créé par la loi pour pallier le défaut de tuteur testamentaire ou légitime et auquel on ne pouvait se soustraire sans l'accord du magistrat et pour des motifs exceptionnels créant une impossibilité absolue de gestion de la tutelle. Il est facile d'imaginer que le tuteur datif, ne jouissant pas d'abdicatio tutelae, devait exposer au préteur et aux tribuns les motifs personnels ou matériels en raison desquels il n'était pas en mesure de gérer le patrimoine du pupille. De fait, cette charge privée déférée par le magistrat tendait á être juridiquement contraignante.

En pratique, il semble que les tuteurs avaient tendance á négliger la gestion et la protection des biens des mineurs. Ce qui pourrait expliquer l'aggravation de la responsabilité du tuteur négligeant dans le droit impérial et notamment á partir de Claude. Deux fragments d'Ulpien permettent de se faire une idée de la situation. Le premier semble concerner la négligence du tuteur datif8. Le juriste vise l'hypothèse du tuteur datif qui n'a pas présenté ses excuses dans le temps légal et qui n'a pas commence á administrer la tutelle. Les consuls décident qu'il assumera tous les risques du défaut de gestion (periculo suo cessare). La mention des consuls laisse supposer qu'Ulpien se réfère á l'état du droit de l'époque de Claude. En effet, ce même empereur avait opéré le transfert de la nomination des tuteurs des préteurs et tribuns aux consuls. Le texte doit être rapproché d'un autre fragment du juriste sévérien dans lequel il explique qu'on ne peut intenter l'actio tutelae directa contre un tuteur qui n'a pas géré le patrimoine du pupille. C'est pourquoi le préteur a délivré une actio utilis contre celui qui s'est abstenu de la gestion á ses risques et périls9. Le texte a pour arrière-plan le tuteur inactif qui n'aurait pas prêté la satisdatio rem pupilli salvam fore (la promesse faite par le tuteur de conserver le patrimoine du pupille sain et sauf), promesse rendue obligatoire par le même empereur Claude pour les tuteurs légitimes nommés sans enquête du magistrat ou en cas de pluralité de tuteurs10.

A partir du règne de Claude, on pergoit une volonté manifeste de protéger l'intégrité du patrimoine du mineur de la négligence des tuteurs. Cette dernière attitude masque certainement la tendance croissante á vouloir échapper á cette responsabilité lourde et onéreuse. Il fallait gérer le patrimoine du pupille en bon père de famille, avancer certaines dépenses et, si une contestation survenait pendant ou á l'issue de la tutelle, le tuteur pouvait être condamné á verser des dommages et intérêts et subissait la peine de l'infamie attachée á l'actio tutelae. Par exemple, Modestin dans son Traité des excuses - certes d'époque plus tardive - évoque le caractère contraignant de la nomination á la tutelle. En l'espèce, le de cuius avait nommé comme tuteur á son impubère son pire ennemi afin de l'exposer á des charges de gestion et á des pertes financières11.

Il serait excessif de penser que tous les tuteurs inactifs agissaient par pure mauvaise foi. Mais l'étau se resserrait sur tous les types de tuteur: datifs, légitimes et même testamentaires. Il semble qu'au milieu du deuxième siècle de notre ère, les tuteurs testamentaires devaient aller devant le magistrat - á Rome ou dans les provinces - pour être exemptés de la tutelle. L'abdicatio tulelae semble avoir graduellement été absorbée par le régime des excusationes12.

Dans les faits, la nomination á la tutelle tendait á devenir une charge obligatoire á laquelle il était difficile d'échapper. Le fait de s'abstenir de gérer était un moyen de ne pas s'immiscer dans la gestion de la tutelle tout en manifestant sa volonté de ne pas assumer la fonction de tuteur.

On attribue á Marc-Aurèle la généralisation du système des excuses - á l'origine restreint á la tutelle dative - á tous les types de tutelle rendant par la même obligatoire la gestion de la tutelle des impubères sauf si le tuteur pouvait se prévaloir d'un juste motif d'excuse.

Le contenu de la mesure impériale peut être reconstitué á partir d'un passage du livre quatre du Traité des excuses de Modestin. Il rappelle que selon l' oratio principis de Marc-Aurèle, celui qui a été nommé tuteur dans la ville ou il réside ou dans l'espace de 100 milles (soit 148,2 km) dispose de 50 jours pour présenter ses excuses devant le préteur des tutelles. Celui qui vit dans un rayon de plus de 100 milles du lieu de nomination aura dès l'instant de la connaissance de la nomination un jour pour faire 20 milles (environ 30 km) et, en outre, 30 jours pour présenter ses excuses13. Ce délai se compte en jours continus á partir du moment ou le tuteur a eu connaissance de sa nomination14. La même constitution prévoyait aussi la possibilité de faire appel contre le décret du magistrat refusant d'accorder l'exemption de la tutelle. C'est ce qui résulte d'une constitution d'Alexandre Sévère reproduite au C. 5.62.6:

C. 5.62.6pr-1: Quinquaginta dies, qui praefiniti sunt ad professionem excusationis his qui tutores seu curatores dati sunt, ex eo die cedere, ex quo decretum praetoris aut testamentum parentis notum factum erit ei qui ad munus vocatus fuerit, ipsa constitutio quae hoc induxit sanxit. 1. Sed si quis in eius temporis computatione ab eo cuius de ea re notio fuit iniuriam passus non provocavit, adquiescere rebus iudicatis debet. Alex. a. Maximo. <a 224 pp. iii non. mai. Iuliano et Crispino conss.>15

Ce texte insiste sur le fait que celui qui a été nommé tuteur doit manifester sa volonté de s'excuser de manière constante devant le magistrat compétent.

Un rescrit de Septime Sévère et Caracalla permet d'affiner la connaissance des étapes de la procédure de l'excusatio. Bien qu'aucune référence expresse ne soit faite á la constitution de Marc-Aurèle, il est possible de relier le cas d'espèce au refus opposé par le même empereur á la présentation de toute sorte d'excuse par des affranchis qui tenteraient de s'excuser de la tutelle des enfants de leurs patrons ou patronnes16. Le texte précise notamment que l'exemption de la tutelle n'est pas automatique, même si la cause d'exemption est manifeste.

C. 5.62.3: Excusationis quidem tuae, si ingenuus libertino tutor datus es, certa causa est. Sed cum te praeses provinciae audiendum non putaverit propter praescriptionem, quasi tardius adires, nec a decreto provocaveris, intellegis parendum esse sententiae. Sev. et Ant. aa. Crispino. <a 206 pp. id. mart. Albino et Aemiliano conss.>17

En l'espèce, un homme libre avait été nommé tuteur d'un affranchi. Il n'a pas commence á administrer la tutelle car il savait probablement qu'il s'agissait lá d'une cause d'exemption. Il n'a donc pas pris la peine de se rendre devant le gouverneur de province pour s'excuser de la tutelle dans le délai légal. Il ne pourra plus faire valoir ses motifs d'excuse et devra assumer la tutelle. Nous pouvons aussi présumer qu'il répondra des conséquences éventuelles de son inaction (periculo suo cessare). L'exemption de la tutelle n'est pas automatique même si la cause d'exemption est manifeste.

La tutelle, quelle qu'en soit la forme, est devenue une fonction obligatoire. Pour s'y soustraire, le tuteur devra avoir une juste cause qu'il fera valoir devant le préteur des tutelles (á Rome) ou devant le gouverneur de province. Seule l'obtention d'un decretum du magistrat le libèrera.

Au départ, l'acceptation de la charge de tuteur était un officium placé sous le contröle des mores. Sous l'Empire, la tutelle est devenue une charge privée, juridiquement contraignante. Les sources juridiques opèrent un rapprochement terminologique et substantiel de la tutelle avec les charges publiques. La tutela est qualifiée de munus18, d'onus19, d'officium.

Citons pour l'instant un fragment de Modestin. Nous reviendrons dans la seconde partie de l'article sur le lien entre les excusationes tutelae et les immunitates.

Modestinus (2 exc.) D. 27.1.6.15: Tutela non est rei publicae munus nec quod ad impensam pertinet, sed civile: nec provinciale videtur tutelam administrare20.

La tutelle n'est pas une charge publique, mais qui découle du droit civil car le tuteur ne regoit aucune rémunération. Le juriste veut signifier que sa gestion n'en demeure pas moins obligatoire dans tout l'Empire. Le lien établi entre la tutelle en tant que charge privée et le rei publicae munus tend á renforcer son caractère obligatoire et á justifier le système des excuses21.

A notre sens, il ne faut pas analyser la généralisation des excusationes á tout type de tutelle par Marc-Aurèle - parachevée par les empereurs successifs - comme une pure volonté de contraindre les tuteurs á accepter la charge. Elle se révèle davantage comme une tentative de trouver le juste équilibre entre l'intérêt des pupilles et la capacité des tuteurs á assumer efficacement leur fonction. C'est ce qui résulte de la riche casuistique consacrée á la délimitation des motifs d'excuse.

 

2. La casuistique des excusationes: le reflet d'une conception équilibrée de la tutelle

La matière est très documentée et occupe une place de choix dans les principales sources juridiques romaines: Vaticana Fragmenta, Code Théodosien, Digeste, Code de Justinien et Institutes.

Deux types de sources traitent spécifiquement de l' excusatio tutelae:

Le premier type de sources concerne les constitutions impériales. A partir du deuxième siècle de notre ère, on peut relever un nombre important de rescrits, lettres ou constitutions du prince qui concernent les excuses en matière de tutelle. Les empereurs se prononcent á l'occasion de rescrits et ne manquent pas de se référer aux décisions de leurs prédécesseurs, notamment á celles de Marc-Aurèle. Ceci témoigne de deux choses. D'une part, l'excusatio tutelae est une question contentieuse fréquente. D'autre part, la richesse casuistique des décisions des empereurs est le signe d'un traitement au cas par cas des situations particulières auxquelles peuvent être confrontés les tuteurs et les pupilles.

Le second type de sources utiles á la connaissance des excusationes tutelae sont les traités des excuses rédigés par les plus célèbres juristes de l'époque des Sévères: Paul, Ulpien et Modestin.

Paul est l'auteur d'un Liber singularis de officiopraetoris tutelaris qu'il réédita entre 203 et 211 sous le titre Editio secunda de iurisdictione tutelaris. L'objet semblait être le même que le Liber singularis de excusationibus tutelarum, rédigé sous règne de Septime Sévère et Caracalla22.

On trouve aussi sous la plume d'Ulpien un De excusationibus liber singularis, probablement rédigé entre 199 et 21123.

In fine, Modestin rédigea un De excusationibus en six livres. L'reuvre aurait été écrite postérieurement á 217, sous l'empereur Alexandre Sévère, et largement influencée par les ouvrages de Paul et d'Ulpien auxquels il se réfère24.

Le genre littéraire des libri de excusationibus appartiennent á la catégorie plus générale des traités pratiques sur les officia des magistrats rédigés par les juristes de l'époque des Sévères25. Il s'agit d'ouvrages congus pour guider les praticiens dans les méandres de la procédure des excuses á la tutelle. Ainsi Modestin souligne-t-il l'utilité de son ouvrage qu'il adresse á un certain Egnatius Dexter. Il entreprend de traduire en grec les règles applicables en matière d'excusatio tutelae afin d'éclairer son lecteur á travers le cheminement complexe de cette procédure contraignante26.

Ces livres sont ponctués de référence á la législation impériale et dans une moindre mesure aux casus jurisprudentiels.

Examinons maintenant quelques types d'excuses fagonnées au gré des sources normatives impériales. On peut y déceler un certain souci d'équilibre entre l'intérêt du mineur et la situation du tuteur.

Ces justes causes peuvent être regroupées en deux groupes principaux: les excuses résultant d'une incapacité physique ou matérielle du tuteur et celles relevant du pur privilège.

2.1 Les excuses résultant d'une incapacité physique ou matérielle du tuteur

La tutelle est une charge temporaire qui s'éteint lorsque les pupilles atteignent l'age de la puberté27. C'est pourquoi les empereurs fournissent une juste cause d'excuse au tuteur testamentaire qui, dans le même testament, aurait été désigné comme tuteur, puis curateur une fois que le mineur aurait atteint l'age de la puberté. Il peut dans cette hypothèse s'excuser de la curatelle28.

Normalement, la présentation des excuses a lieu dès l'instant ou le tuteur a eu connaissance de sa nomination et qu'il ne s'est pas engagé dans la gestion (excusatio a suscipiendi). En revanche, s'il a commencé á gérer la tutelle, il ne peut plus faire valoir ses excuses29. Il en serait de même si le tuteur désigné avait promis au père du pupille -lors de son vivant - de gérer la tutelle30.

Dans la concession des justes motifs d'excuse, les empereurs vont prendre en compte les impossibilités physiques et matérielles d'accomplir la gestion.

Il en est ainsi de l'age (70 ans)31, de l'inimitié entre le père du mineur et le tuteur32, de l'inexpérience des affaires, de l'extrême pauvreté33, du nombre d'enfants34, du nombre de tutelles en cours35, de la nomination á une tutelle dans une province différente de celle ou le tuteur réside36 etc.

Dans l'hypothèse ou il y a un contentieux judiciaire entre le tuteur et le pupille, l'excuse est acceptée si le tuteur a contesté le statut du mineur37 ou s'il y a une contestation relative á la succession38. En revanche, si la contestation ne touche pas l'ensemble du patrimoine du pupille, ce n'est pas une juste raison de s'excuser39.

Il arrive qu'un changement de circonstances se produise lors de la gestion et rende impossible l'administration du patrimoine du pupille. Dans ce cas, les empereurs admettent que le tuteur produise des excuses (excusatio a suscepta tutela). Ainsi des excuses peuvent être alléguées si le tuteur est absent rei publicae causa40, s'il est gravement malade, s'il est tombé dans la démence. Mais la décharge sera provisoire. La tutelle sera suspendue le temps de l'absence et dans l'année qui suit le retour41, jusqu'au rétablissement du tuteur malade et le temps de la crise de folie. Un curateur sera nommé pendant le temps intermédiaire42.

Il est possible de comprendre á travers la riche production de rescrits en la matière que les empereurs ont tenté d'établir le juste équilibre entre l'intérêt patrimonial du pupille -notamment la gestion unitaire et continue de son patrimoine par la même personne - et les impossibilités réelles des tuteurs d'assumer leur fonction.

2.2 Les excuses relevant du pur privilège ou immunités

Il est vrai que, de prime abord, il est difficile de relier ce type d'excuse avec le souci de garantir l'intérêt du pupille. Ici, la concession revêt davantage la forme d'un pur privilège accordé par l'empereur á celui qui a été nommé tuteur et constitue en quelque sorte la contrepartie de la généralisation du système des excuses á tout type de tuteur.

Les causes d'exemption fondées sur un privilège sont nombreuses et sont minutieusement énumérés par les juristes auteurs des traités sur les excuses ou sur les officia des magistrats, Paul, Callistrate, Ulpien, Modestin. Jouissent entre autres d'une immunitas: les vétérans43, les membres des cohortes prétoriennes44, les membres de la corporation des fabrorum45, les grammairiens, les philosophes, les sophistes, les rhéteurs, les médecins46, les professeurs de droit dispensant leur enseignement á Rome47, les athlètes couronnés aux jeux48, les officiers préposés aux jeux dans les provinces d'Asie, Bithynie et Cappadoce49, certains magistrats des cités50 etc.

L'immunitas de la tutelle accordée ponctuellement par les empereurs á certaines catégories de personnes laisse supposer l'existence d'un munus. En d'autres termes, la tutelle était-elle congue comme une charge au sens juridique du terme?

Il est fort probable qu'elle était pergue comme une charge qui différait peu des autres munera par ceux qui étaient nommés tuteurs. Les rescrits y afférant sont l'expression d'un dialogue constant entre l'empereur et les particuliers ou les groupes dans un contexte de distribution des charges á l'intérieur des cités provinciales51. Ces derniers forment des pétitions visant á obtenir un allègement des charges. Mentionnons quelques exemples á titre d'illustration.

Un fragment de Callistrate rapporte un rescrit de Marc-Aurèle selon lequel l'édilité n'était pas une cause d'exemption des charges privées, en l'occurrence de la tutelle52.

Dans le même ordre d'idée, Alexandre Sévère a répondu que les colons n'étaient pas excusés des charges civiles donc de la tutelle53.

Gordianus évoque l'hypothèse de celui qui a accepté de gérer une tutelle bien qu'il ait eu la possibilité de se prévaloir d'une excuse. Il ne perdra point pour autant son privilège54.

Sur le plan juridique, la tutelle est donc bien classée tant par les empereurs que par la jurisprudence dans la catégorie des charges privées probablement dès la fin du deuxième siècle dans le contexte de refonte de la catégorie des munera par la jurisprudence55.

Le classement des munera civilia opéré par Hermogénien donne une idée de l'état du droit classique tardif en la matière. Les munera sont attachés soit au patrimoine soit á la personne et il range la tutelle parmi les charges personnelles (aeque personale munus est tutela)56. Il donne également une définition de ces dernières:

Illud tenendum est generaliter personale quidem munus esse, quod corporibus labore cum sollicitudine animi ac vigilantia sollemniter extitit, patrimonii vero, in quo sumptus maxime postulatur57.

Cette définition n'est pas sans rappeler celle de Modestin, précédemment évoquée á propos de D. 27.1.6.15, dans laquelle le juriste soulignait que la tutelle était une charge civile á l'occasion de laquelle le tuteur ne recevait aucune rétribution financière.

Le développement du système des excuses congu comme un tempérament du caractère obligatoire de la charge contribua á opérer un glissement de la tutelle vers le domaine des charges publiques. Ce glissement s'est opéré tant sur le plan de la terminologie que sur celui des motifs d'excuses. Notons l'extrême proximité entre les causes d'exemption ouvrant droit á une décharge de la tutelle et celles qui permettaient d'être déchargé des charges publiques.

C'est ainsi que la tutelle, qui était initialement une charge fondée sur la parenté agnatique ou sur la confiance du testateur á l'égard de la personne du tuteur, est devenue une charge obligatoire au même titre que toutes les autres charges publiques dues á la communauté.

La tutelle, charge civile, finira pas être absorbée au même titre que tous les munera civilia dans les munera publica. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre le prologue introductif du titre De excusationibus tutorum vel curatorum des Institutes de Justinien: nam et tutelam et curam placuit publicum munus esse"58.

 

 

1 Paulus (38 ad ed.) D. 26.1.1pr-1: "Tutela est, ut Servius definit, vis ac potestas in capite libero ad tuendum eum, qui propter aetatem sua sponte se defendere nequit, iure civili data ac permissa.1.Tutores autem sunt qui eam vim ac potestatem habent, exque re ipsa nomen ceperunt: itaque appellantur tutores quasi tuitores atque defensores, sicut aeditui dicuntur qui aedes tuentur".
2 On en trouve encore trace chez Cicéron (Ad Att. 6.1.4) et en 14 av. J.-C. sous le règne d'Auguste (B.G.U. 1913: U. Wilcken und L. Mitteis, Grundzüge und Chrestomathie der Papyrusurkunde II, 2, n. 169). Cf. P. Bonfante, Corso di diritto romano. I. Diritto di famiglia, Milano, 1963, pp. 583584;         [ Links ] M. Amelotti, Il testamento romano attraverso la prassi documentale. I. Le forme classiche di testamento, Firenze, 1966, pp. 145-146.         [ Links ]
3 Cf. G. Viarengo, L'excusatio tutelae nell'etá delprincipato, Genova, 1996.         [ Links ]
4 Gellius 5.13.5: "A propos des devoirs envers autrui, nos Anciens observaient l'ordre suivant: en premier, le pupille, puis l'hote, puis le client, ensuite le parent cognatique et finalement les relations par mariage. Toutes les choses étant égales, les femmes étaient préférées aux hommes et le devoir de tutelle á l'égard du pupille primait sur celui qui concernait une femme. Même ceux qui avaient plaidé contre quelqu'un, s'ils avaient été nommés par testament tuteurs de ses fils, assuraient dans la même cause la défense de leur pupille". Cf. aussi I. 1.13.1-2.
5 Diritto ereditario romano I, Milano, 1960, p. 66.
6 Africanus (8 quaest.) D. 26.2.23.
7 Paulus (9 resp.) D. 27.1.36pr: "Amicissimos quidem et fidelissimos parentes liberis tutores eligere solere et ideo ad suscipiendum onus tutelae etiam honore legati eos persequi ... " (Les parents ont coutume de choisir comme tuteurs de leurs enfants leurs amis les plus chers et les plus fidèles et c'est aussi pour les encourager á supporter la charge qu'ils leurs laissent un legs ... ).
8 Vaticana Fragmenta 155: "Item. Igitur observandum deinceps erit, ut qui tutor datus sit, si quas habere se causas excusationis arbitrabitur, adeat ex more. Nec in infinitum captiosi silentii tempus, per quod res interfrigescat, concessum sibi credant: hi qui Romae vel intra centesimum fuerint, sciant in proximis diebus quinquaginta se excusationis causas allegare debere aut capessere administrationem; ac nisi id fecerint, in ea causa fore, in qua sunt, de quibus consules amplissimi decreverunt periculo suo eos cessare"
9 Ulpianus (79 ad ed.) D. 46.6.4.3: "Sed enim qui non gessit, omnino non tenebitur: nam nec actio tutelae eum qui non gessit tenet, sed utili actione conveniendus est, quia suo periculo cessavit: et tamen ex stipulatu actione neque ipse neque fideiussores eius tenebuntur. Compellendus igitur erit ad administrationem propterea, ut stipulatione quoque ista possit teneri".
10 En ce sens: I. 1.24.
11 Modestinus (2 exc.) D. 27.1.6.17.
12 Amelotti, Il testamento cit., p. 146.
13 Modestinus (4 exc.) D. 27.1.13.2.
14 Modestinus (4 exc.) D. 27.1.13.9.
15 C. 5.62.6pr-1: "La même constitution qui avait introduit le délai de cinquante joursa prévu queces cinquante jours qui sont donnés á ceux qui ont été nommés tuteurs ou curateurs pour présenter leurs excuses commence á courir á partir du moment ou ceux qui ont été appelés á assumer la charge ont eu connaissance du décret du préteur ou du testament. 1. Et si celui qui a subi un tort en raison de la délivrance du décret du préteur qui avait compétence en la matière n'a pas appelé dans ce délai, il devra obéir au décret". Notons que cette constitution semble s'inscrire dans la continuité du texte précédent (C. 5.62.5) dans lequel le même empereur se réfère á l'oratio principis Marci qui aurait refusé le bénéfice de tout type d'excuse aux affranchis nommés tuteurs des enfants de leurs patrons ou patronnes. Cf. aussi un rescrit de Dioclétien et Maximien (C. 5.62.18) qui fait référence au délai légal de la procédure d'excuse fixé par Marc-Aurèle.
16 Cf. C. 5.62.5.
17 C. 5.62.3: "Si tu es ingénu et que tu as été nommé tuteur d'un affranchi, tu as une excuse certaine (d'exemption de la tutelle). Mais puisque le gouverneur de province pensait qu'il devait refuser de t'entendre car le temps pour présenter une excuse était expiré quand tu es venu devant lui et que tu n'as pas formé un appel contre son décret, tu comprendras que sa décision doit être observée".
18 Par exemple: Alexander Severus C. 5.62.8; Gordianus C. 5.62.12.
19 Alexander Severus C. 5.62.10.
20 Sur l'authenticité du fragment cité en latin dans une reuvre rédigée en grec par Modestin (
Παραίτησις έπιτροπής): E. Germino, Una causa di excusatio tutelae in un testo di Erennio ModestinoD. 27.1.6,in Studii in onore di L. Labruna, IV, Napoli, 2007, pp. 2189-2215;         [ Links ] T. Masiello, I libri excusationum di Erenno Modestino, Napoli, 1983, pp. 9, 38-41;         [ Links ] A. Guzmán Brito, Dos estudios en torno a la historia de la tutela romana, Baranain, 1976, p. 174;         [ Links ] Viarengo, L 'excusatio cit., p. 142.
21 Sur ce point: F. Grelle, "Munus publicum" Terminologia e sistematiche, dans LABEO 7 (1961),pp. 308-329, not. pp. 328-329.         [ Links ]
22 O. Lenel, Palingenesia II, 850-856.         [ Links ]
23 Lenel, Pal. II cit., 1798-1845.
24 O. Lenel, Palingenesia I, 54-69.
25 Cf. F. Schultz, History of Roman Legal Science, Oxford, 1946, pp. 242-252;         [ Links ] Mas ie ll o, I libri excusationum cit., pp. 12-16; V. Marotta, Ulpiano e l'impero II. Studi sui libri de officioproconsulis e la loro fortuna tardoantica, Napoli, 2004.         [ Links ]
26 Modestinus (1 exc.) D. 27.1.1pr.
27 Déjá Gaius (1.168) justifiait l'incessibilité de la tutelle des impubères par le tuteur car il s'agissait d'une charge temporaire qui finissait lorsque les pupilles males atteignaient l'age de la puberté á la difference de la tutelle légitime des femmes qui était perpétuelle et donc susceptible d'être cédée á titre onéreux.
28 Dioclétien et Maximien au C. 5.62.20.
29 Modestinus (4 exc.) D. 27.1.13.12.
30 Modestinus (6 exc.) D. 27.1.15.1.
31 Modestinus (2 exc.) D. 27.1.2pr; Philippus C. 5.67.1.
32 Modestinus (2 exc.) D. 27.1.6.17.
33 Par exemple, le rescrit de Septimius Severus et Caracalla rapporté par Ulpianus (liber sing. exc.) D. 27.1.7; Modestinus (2 exc.) D. 27.1.6.19.
34 Par exemple, Septimius Severus et Caracalla C. 5.66.1.
35 Par exemple, Septimius Severus et Caracalla C. 5.69.1.
36 Par exemple, un rescrit de Septimius Severus et Caracalla rapporté par Modestinus (2 exc.)D. 27.1.10.4.
37 Rescrit de Septimius Severus et Caracalla rapporté par Modestinus (2 exc.) D. 27.1.6.18.
38 Iulianus (20 Dig.) D. 27.1.20.
39 Marcianus (2 Inst.) D. 27.1.21pr.
40 Gordianus C. 5.64.1.
41 Gordianus C. 5.64.2.
42 Paulus (lib. sing. exc. tut.) D. 27.1.11; Modestinus (3 exc.) D. 27.1.10.8 et D. 27.1.12pr.
43 Caracalla C. 5.65.1; Modestinus (3 exc.) D. 27.1.8pr, 2-6; Gordianus C. 5.65.2.
44 Ulpianus (lib. sing. off. praet. tut.) D. 27.1.9.
45 Callistratus (4 cogn.) D. 27.1.17.2.
46 Modestinus (2 exc.) D. 27.1.6.1-11, 16. Pour plus de détails, se reporter en particulier a V. Nutton, Two notes on immunities Digest 27, 1, 6, 10 and 11, in JRS 61 (1971), pp. 52-63; Germino, Una causa cit.
47 Modestinus (2 exc.) D. 27.1.6.12.
48 Modestinus (2 exc.) D. 27.1.6.14.
49 Modestinus (2 exc.) D. 27.1.6.13.
50 Modestinus (2 exc.) D. 27.1.6.16.
51 Sur ce point: F. Millar, Empire and city, Augustus to Julian obligations, excuses and status, in JRS 73 (1983), pp. 76-96.
52 Callistratus (4 cogn.) D. 27.1.17.4: "Is qui aedilitate fungitur potest tutor dari: nam aedilitas inter eos magistratus habetur qui privatis muneribus excusati sunt secundum divi Marci rescriptum"
53 Alexander Severus C. 5.62.8: "Coloni (id est conductores) praediorum ad fiscum pertinentium hoc nomine excusationem a muneribus civilibus non habent ideoque iniunctae tutelae munere fungi debent." Alex. a. Maximo. <a 225 pp. iiii k. febr. Fusco et Dextro conss.>
54 Gordianus C. 5.62.12: "Voluntaria tutelae munera privilegiis nihil derogant." Gord. a. Valentino. <a 238 pp. xi k. nov. Pio et Pontiano conss.>
55 En ce sens Grelle: "Munus publicum" cit.
56 Hermogenianus (1 epit.) D. 50.4.1.4.
57 Hermogenianus (1 epit.) D. 50.4.1.3: "En général, une chose est considérée comme une charge personnelle si elle provient de fagon régulière d'une activité physique et d'un exercice consciencieux des facultés mentales; (elle est considérée comme une charge) patrimoniale si elle implique des dépenses particulières".
58 I. 1.25pr.

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