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Tydskrif vir Letterkunde

On-line version ISSN 2309-9070
Print version ISSN 0041-476X

Tydskr. letterkd. vol.58 n.2 Pretoria  2021

http://dx.doi.org/10.17159/tl.v58i2.10903 

RESEARCH ARTICLES

 

Une si tendre critique: L'Afrique des écrivains migrants d'origine congolaise en Belgique francophone

 

The tender critique: Africa of the Congolese migrant writers in French-speaking Belgium

 

 

Renata Bizek-TataraI; Przemystaw SzczurII

IProfesseur à l'Institut de Néophilologie de l'Université Marie Curie-Sktodowska, Lublin, Pologne. Elle consacre ses recherches aux lettres belges francophones, en particulier au fantastique et au roman de l'extrême contemporain. Courriel: renata.bizek-tatara@mail.umcs.pl https://orcid.org/0000-0003-0093-8800
IIMaître de conférences à l'Institut de Lettres Modernes de l'Université Pédagogique de Cracovie, Cracovie, Pologne. Il travaille, entre autres, sur les représentations littéraires de la sexualité et la littérature postmigratoire. Courriel: przemyslaw.szczur@up.krakow.pl https://orcid.org/0000-0001-9474-5887

 

 


ABSTRACT

The article is dedicated to the portrayal of Africa in the writings of the French-speaking Belgian writers of Congolese origins. We analyse subjective representations of Africa, both critical and idealized ones, from which emerges a vision of the continent brimming with contradictions. On the one hand, it is an alluring, vast and fertile land with abundant flora and fauna, as well as clime and landscape dearly missed by migrant writers-the land embodying the concept of "paradise lost" or the notion of a nursing mother identified in the migrant writers' texts with the idea of homeland. On the other hand, although abundant in natural resources, Africa appears to be the continent of extreme poverty, hunger, violence, racism, persecution and ethnic cleansing-the territory still exploited by global powers on which colonialism unveiled its new face defined by a seemingly neutral term, globalization. This dichotomous representation-a far cry from the simplified, impoverished visions of Africa offered by the European media-is conditioned by the specific existential situation of the migrant writers: remaining physically away from Africa, but still having a deep emotional, mental and cultural connection with their land, they are capable of perceiving it in a different light-thus, from a perspective which sharpens critical thinking and with tenderness resulting from the longing for their homeland. Hence, the circumstances of the migrant writers allow them to take an idiosyncratic, ambivalent, and intellectually-affective stance-a specific critical tenderness, or: tender critique-through the prism of which the writers depict African realities and which can perhaps change the perception of these realities in the consciousness of the European readers.

Keywords: migrant writing, French-speaking Belgium, Africa, Congo, critique.


 

 

Introduction

L'histoire mouvementée des relations entre l'ex-Congo belge, aujourd'hui République démocratique du Congo, et son ancienne métropole ne peut annuler les liens humains et intellectuels toujours vivaces entre ces deux points sur la carte littéraire du monde contemporain. La présence en Belgique de nombreux migrants d'origine congolaise, y compris d'écrivains reconnus, contribue à les entretenir. En même temps, la littérature congolaise, en particulier celle de la diaspora, souffre d'un déficit de travaux critiques (Halen). Entre autres, l'image que ses représentants offrent de l'Afrique n'a jamais fait l'objet d'une étude d'ensemble. Nous souhaiterions contribuer à combler cette lacune en étudiant la représentation du continent noir dans les œuvres d'auteurs de la diaspora congolaise en Belgique francophone. Quant au corpus, sans prétendre à l'exhaustivité, nous y inclurons des auteurs nés au Congo et établis en Belgique ou ayant la nationalité belge.1 Nous ne tiendrons pas compte du critère racialiste, maintenu même dans certains travaux récents, par exemple dans l'article de Pierre Halen de 2020, et nous prendrons en considération des écrivains d'origine congolaise tant noirs que blancs, issus aussi bien de la communauté des anciens colons (Albert Russo) que de celle des anciens colonisés (les autres auteurs du corpus). En effet, les nombreuses similitudes que nous avons constatées entre leurs œuvres nous semblent justifier leur traitement commun. Les textes analysés relèveront principalement du roman, de la poésie et de l'autobiographie et couvriront une période allant de 1990 à 2020. La plupart ont été publiés en France ce qui résulte de l'une des particularités de la littérature belge francophone, à savoir l'existence d'"une réalité franco-belge centrée à Paris" et qui "concerne aussi [...] les agents culturels de la diaspora congolaise en Belgique" (Halen). Choisir l'angle d'approche belge ne relève bien sûr pas d'une volonté d'enfermer les auteurs en question dans le cadre d'une littérature nationale, chose par ailleurs impossible pour les écrivains migrants qui occupent toujours une position intermédiaire entre les champs littéraires nationaux.2 Notre étude se tiendra donc sur la frontière belgo-congolaise (ou même belgo-franco-congolaise), tout comme les auteurs sur lesquels nous nous pencherons et dont les œuvres participent souvent à la fois du phénomène d'"Afrique sur Seine" (Cazenave) et de celui d'"Afrique sur Senne", beaucoup plus rarement interrogé par la critique.3

 

Dimension affective

Un espace saturé d'émotions et esthétisé

Sans surprise, l'Afrique apparaît tout d'abord chez les auteurs d'origine congolaise comme une réalité spatiale. Toutefois, il ne s'agit jamais d'un espace géographique purement objectif. Les lieux "Afrique" ou "Congo" sont toujours fortement chargés émotionnellement, inséparables des affects de ceux et celles qui en parlent. L'évocation de l'espace africain possède une importante dimension affective, les souvenirs de la terre quittée étant surtout empreints de nostalgie. Celle-ci concerne avant tout la nature africaine. Dans Léodine l'Africaine d'Albert Russo (2011), l'héroïne-narratrice parle explicitement du "mal d'Afrique" dont souffre sa mère lorsqu'elle se retrouve aux États-Unis après avoir épousé son père: "Ma mère eut bientôt le mal du pays, ce mal d'Afrique, indéfinissable pour ceux qui ne l'ont pas connu [...] l'odeur sensuelle de la terre était restée comme accrochée à ses poumons" (12-3). La narratrice insiste sur le lien sensuel et intime entre les Africains, y compris les Africains blancs, et leur terre natale. La rupture de ce lien est génératrice de mélancolie et de nostalgie.

Dans l'évocation de l'Afrique par Léodine, ce sont non seulement des images, mais aussi des saveurs et des odeurs qui jouent un rôle important. Lorsqu'elle raconte le voyage de noces de ses parents dans la région des Grands Lacs, qu'elle qualifie d'"idyllique", on a l'impression que les voyageurs se retrouvent au jardin d'Éden:

Ils passèrent leur lune de miel dans la région des Grands Lacs, [...] arpentant les collines aux teintes pastel, jardins suspendus où les bananiers alternaient avec les cultures maraîchères, parcourant les berges volcaniques du Kivu, pour enfin couronner ce séjour par une randonnée au Parc Albert, [...] dans un paysage tour à tour de savane frémissante, à la chaleur torride, et de verdure luxuriante où les oiseaux chamarrés rivalisent de superbe avec les fleurs les plus rares [...] (12)

On retrouve ici une diversité et une abondance extrêmes, ainsi qu'une rhétorique hyperbolique qui font de l'Afrique un lieu enchanté. Dans un autre passage, la région des Grands Lacs est explicitement qualifiée de "terre paradisiaque" (141). La mention de "teintes pastel" introduit aussi une référence à l'art pictural, transformant la nature africaine en un objet esthétique.

La nature contemplée constitue un véritable tableau et suscite d'intenses émotions esthétiques. Dans un autre passage, la référence à la peinture est explicite, l'héroïne qualifiant ce qu'elle voit de "tableau époustouflant" (88); elle compare aussi la chaîne des Virunga à "un amphithéâtre d'une extraordinaire et rutilante beauté" (98); vu du ciel, le paysage africain offre un véritable "spectacle" (100). La savane s'étend devant les voyageurs-spectateurs "dans son immensité verte, où altern[ent] les bruns et les ocres, comme si une main divine y avait nonchalamment agité un pinceau saturé de couleurs" (99-100). Ces références constantes à différents arts (peinture, architecture, théâtre) font de la nature africaine un phénomène artistique à part entière; elle est non seulement esthétisée, mais aussi "spectacularisée". Lorsqu'à la fin du roman, l'héroïne est envoyée chez ses grands-parents aux États-Unis, elle évoque à nouveau ce "mal d'Afrique", cette "nostalgie de [s]a terre natale" (205), qui touchait sa mère au début du récit. Les mentions de cette nostalgie servent donc de cadre à une intrigue où une place de choix revient à une collection d'instantanés de la nature et du paysage africains fortement esthétisés et saturés d'émotions.

Les images esthétisantes du paysage africain constituent une rupture radicale avec une tradition européenne de représentation de l'Afrique, surtout celle équatoriale, en tant qu'"univers féroce et hallucinant" (Mambenga-Ylagou 15), véritable "enfer", dont le paradigme est Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Celui-ci a inauguré cette "rhétorique 'ténébreuse' qui, aujourd'hui encore, entoure [...] de nombreux discours au sujet du continent" (Riva 301). Si, dans la littérature de l'époque coloniale, l'Afrique est souvent vue à travers les yeux d'un Européen qui la perçoit telle une contrée foncièrement hostile, les écrivains qui y sont nés, qu'ils soient issus de la communauté des colons ou de celle des colonisés, l'appréhendent au contraire en tant que terre nourricière et maternelle, voire "matricielle" (Mambenga-Ylagou 18). Dans ce sens, les textes que nous analysons constituent un exemple de "contre-littérature" (Mouralis) postcoloniale, polémiquant avec l'image du continent noir dans les lettres coloniales.

Dans Si le Congo m'était conté de Clémentine M. Faïk-Nzuji (2020), la nature équatoriale est évoquée à l'aide du topos du jardin paradisiaque, présent déjà en filigrane chez Russo. Voici comment l'héroïne-narratrice décrit sa richesse:

La région abondait en nourriture riche et variée. La terre était fertile et la merveilleuse Ubangui foisonnait de poissons. [... ] Dans les villages environnants, les champs produisaient en quantité maïs, arachides, haricots et bien d'autres céréales et légumes, sans compter le gibier, les insectes comestibles et des variétés de champignons comestibles qui, presque sans interruption, poussaient en abondance sous ce climat équatorial. (52)

Loin de l'image inquiétante de la forêt équatoriale sauvage et hostile à l'homme, la nature apparaît ici sous sa forme domestiquée et nourricière. Dans un autre passage, l'héroïne-narratrice se croit transportée aux origines du monde: "Regarder cette eau claire sortir des rochers au-dessus de nos têtes et couler jusqu'à nos pieds m'émerveillait profondément. C'était la magie, le prodige des premiers matins de la création!" (79). C'est une vision quasi-biblique de l'Afrique qui se dégage du texte. Lorsque l'auteure évoque le jardin de la mission catholique de Banzyville, la référence édénique devient explicite: "Le spectacle était époustouflant, irréel. On aurait dit que les missionnaires avaient voulu recréer sur terre le jardin d'Éden!" (87). Faïk-Nzuji inverse ainsi complètement les visions infernales de la nature congolaise que nous devons aux écrivains de l'époque coloniale. Sous sa plume, le Congo se transforme en une contrée propice à la reconstitution par l'homme du paradis perdu de ses origines, tel que dépeint dans la Bible. Si le Congo m'était conté prolonge ainsi la façon de représenter la terre natale qui caractérise aussi la poésie de Faïk-Nzuji (notamment son recueil Kasala et autres poèmes de 1969), "classée dans la littérature dite d'enracinement" (Riva 105).

La figure maternelle

La dimension affective de l'image de l'Afrique se réalise non seulement à travers l'exaltation nostalgique des beautés de la nature africaine, mais aussi par le biais d'une composante anthropologique. C'est la figure de la mère qui constitue l'incarnation humaine récurrente du continent dans les textes de notre corpus. Par exemple, Sang mêlé ou ton fils Leopold de Russo (1990) raconte l'histoire d'une famille de choix "interculturelle", formé d'un Américain, Harry Wilson, de son fils adoptif congolais, Léo, et de leur bonne, Mama Malkia, "reine mère" en swahili (13). Selon Licia Reggiani, cette dernière "représente [...] l'archétype de la mère accueillante" et symbolise l'Afrique comme "lieu d'accueil de [...] diversités" (229). En l'occurrence, il s'agit notamment de la diversité sexuelle, car Harry Wilson trouve au Congo belge un lieu où il peut vivre son homosexualité plus facilement que dans sa patrie. Mama Malkia accepte le fait qu'Harry ne soit pas "un homme à femmes", comme elle le dit, et même si son orientation sexuelle reste pour elle une "bizarrerie", elle conclut: "On est comme on est. Moi, c'est le cadet de mes soucis!", avant de lui caresser le front "comme à un petit garçon" (14-5). L'Africaine joue donc le rôle de figure maternelle non seulement auprès du petit Léo, mais aussi de son patron dont la mère est morte en couches. Une telle représentation de l'Afrique renoue avec une mythologie propre à la littérature de l'époque coloniale dans laquelle les terres colonisées étaient souvent représentées comme une sorte de "paradis homosexuel", du fait qu'elles offraient des "opportunités sexuelles" particulières (Aldrich 201) à des Occidentaux persécutés dans leurs pays d'origine. Mama Malkia est l'incarnation de cette Afrique maternelle, protectrice, capable d'accepter la diversité sexuelle.4

Antoine Tshitungu Kongolo offre dans sa poésie une autre figure de mère personnifiant l'héritage culturel et spirituel africain. L'auteur dédie son recueil de poèmes Te perdre et te retrouver (2011) à sa propre mère. Celle-ci est non seulement la dédicataire du recueil, mais aussi une figure récurrente dans les textes. Elle incarne l'univers de la tradition, comme dans ce fragment du poème "Par-delà l'absence":

Elle faisait scintiller

Les fragments de savoirs

Et de sagesses très anciennes

Ceux-là que l'école a bannis

[...]

Qui m'ouvraient à l'alphabet des univers inconnus. (17)

C'est une mère-initiatrice et artiste qui transmet à son fils une sagesse immémoriale, en lui enseignant une poésie et une musique enracinées dans l'héritage culturel de son peuple. Elle est une "prêtresse" (18) et l'initiation qu'elle offre à son enfant a un caractère non seulement artistique et sapientiel, mais aussi métaphysique. Elle lui apporte un ressourcement et lui communique une véritable philosophie de l'existence. Dans le même poème, nous lisons:

Alors j'entends par-delà l'absence

La voix grave de ma mère

Redisant que les plantes

Les humains

Les étoiles sont des nervures

D'un immense arbre généalogique

Dont la sève lactée humecte l'azur

Vibrant de mystères et de merveilles (18).

La sagesse qu'elle transmet est une cosmogonie à part entière dans laquelle terre et ciel se trouvent reliés. Elle est la figure d'un savoir qui dépasse les connaissances purement rationnelles.

Dans cette poésie, la présence maternelle est "une magie" (31), car la mère est une "fée du logis" (34). Elle "cohabit[e] avec l'éternité" (38). Le symbolisme maternel embrasse la vie dans son intégralité, y compris la dimension spirituelle de l'existence. Le vocabulaire religieux, qui revient avec insistance, reflète la sacralité de la figure de la mère. Bien que le recueil soit un long thrène consacré à celle qui n'est plus, le souvenir de sa voix est ce qui ranime le poète:

Ta voix faîtière résonne en moi sans fêlure

Ta voix m'invite à quitter les vêtements du deuil

Ta voix m'invite à nouveau aux fastes de la vie. (38)

La mort de la mère, qui incarnait la patrie, signifie également le trépas de cette dernière:

Mon pays s'endort gorge serrée souffle écrasé jugulaire

tranchée les capillaires incisés

la poitrine dépareillée vandalisée. (60)

Cette métaphore du corps mutilé du pays renvoie au corps sans vie de celle qui le personnifiait: la mère du poète. C'est dans cette mesure que le deuil du pays et celui de la mère se confondent. Mais du fait de l'identification de la figure humaine et de l'espace originel, la vitalité et la sacralité de cette première rejaillissent en partie sur ce second. Cette mère qui s'agrandit jusqu'aux dimensions du paysage, par exemple lorsque le poète parle de ses mains "douces comme des palmes [...] Qui se balancent dans les senteurs de la brise" (51), est une mère-Afrique en tant que source de forces vives, malgré "les guerres saisonnières" (74). L'identification effectuée entre la mère et la patrie, ainsi que le recours à une rhétorique du souvenir et de la nostalgie n'excluent pas entièrement la dimension critique de l'image; celle du cadavre du pays natal peut être interprétée comme une forme de critique politique indirecte.

 

Dimension critique

L'Afrique est également une entité géopolitique dont l'instabilité, due à des facteurs historiques, notamment à l'héritage colonial, est devenue presque proverbiale. Les raisons politiques de leur émigration poussent beaucoup d'écrivains migrants d'origine congolaise à proposer une image critique de la vie publique dans leur patrie et, plus largement, sur tout le continent. L'éloignement de leur pays d'origine leur permet une certaine indépendance, une liberté de ton par rapport au pouvoir en place, stimulant leur critique. La distance géographique semble propice à la distanciation intellectuelle. Exploitant cette veine, les écrivains de la diaspora congolaise s'inscrivent dans la tradition de la littérature africaine engagée. Dès l'époque coloniale, l'une des dimensions saillantes de celle-ci, surtout du genre romanesque, est précisément sa dimension critique. Jacques Chevrier a ainsi souligné "l'importance considérable accordée à des problèmes qui touchent à la vie de la 'cité' et [...] le caractère volontiers agressif, voire polémique de cette littérature" (137). Les indépendances n'y ont pas apporté de changement majeur, donnant aussi naissance à "une littérature de désenchantement et de désillusion" (139). Bernard Mouralis a également mis en avant la dimension engagée et contestataire des littératures africaines, les plaçant parmi les "contre-littératures" ou littératures fortement politiques, voire protestataires. Cette politisation se trouve accentuée chez les écrivains exilés. Comme l'écrit Silvia Riva à propos de la littérature congolaise des années 1980, "l'exil-forcé ou volontaire-a fait naître [...] des réquisitoires durs et décidés contre le pouvoir et sa violence" (219). Dans les lettres congolaises diasporiques, cette dimension critique ne semble pas avoir faibli depuis. La notion de "littérature de contestation", dont se sert Bibiane Tshibola Kalengayi pour parler des lettres congolaises de la fin de l'époque coloniale (540), peut donc aussi être appliquée à la littérature contemporaine. Bien que plus d'un demi-siècle nous sépare déjà de l'époque des indépendances africaines, la critique qu'effectuent les auteurs congolais migrants touche aussi bien les régimes politiques postcoloniaux que l'époque coloniale. Le lien entre le passé et le présent est dans leur écriture constamment réaffirmé.

Critique discursive

Les auteurs recourent à divers procédés narratifs et rhétoriques pour critiquer la réalité africaine présente ou passée. L'un d'eux est un discours politique ou idéologique explicite, inséré dans la narration ou les propos des personnages, ce que nous proposons d'appeler "critique discursive". Les auteurs, narrateurs et acteurs de la diégèse apparaissent souvent comme des analystes politiques extrêmement lucides. Comme nous l'avons dit, dans nombre de cas, c'est le statut de migrants des personnages qui sert de déclencheur à une analyse critique de la situation politique dans leurs pays d'origine. Ayant été obligés de les quitter, ils sont loin de les idéaliser. Ainsi, dans Un fou noir au pays des Blancs de Pie Tshibanda (1999), lorsque le héros, Masikini (pauvre en swahili), se trouve sommé, dans le cadre de la procédure d'octroi du statut de réfugié, d'expliquer les raisons de sa présence en Belgique, il décrit la situation politique au Congo. Toutefois, il ne se réfère pas seulement à l'actualité. Au contraire, il commence par un exposé de l'histoire coloniale du pays. En raison de l'importance des retombées actuelles de celle-ci, l'évocation de l'Afrique chez les écrivains congolais migrants est partiellement tournée vers le passé. Masikini présente sa situation personnelle comme conséquence directe de décisions prises par les colonisateurs: "Mon histoire commence en 1885 à la conférence de Berlin. Les puissances coloniales se réunissent pour se partager un gâteau. Le butin s'appelle 'Afrique'" (23). L'héritage du colonialisme apparaît ainsi comme ce qui continue, dans une large mesure, de déterminer la vie politique de l'Afrique contemporaine. Masikini est en effet forcé à l'exil suite à sa dénonciation de l'épuration ethnique dirigée contre son ethnie, les Kasaïens, au Katanga, région minière du Congo, où les Belges ont fait venir ses ancêtres. La critique qu'effectuent les écrivains a donc un caractère anti- et postcolonial.

Elle est postcoloniale aussi au sens où elle prend pour cible les régimes issus des indépendances africaines, leurs dérives antidémocratiques et leur implication dans une forme de néocolonialisme. À titre d'exemple, dans Léodine l'Africaine de Russo, la narratrice commence son récit par ce résumé critique de l'histoire du Congo indépendant: "Après son indépendance, le pays de ma jeunesse a traversé près d'un demi-siècle d'affres et de malheurs en tous genres, aussi bien à cause de la vénalité de ses dirigeants que de la collusion éhontée des grandes puissances et de la non moins délétère convoitise des pays communistes" (7). Si des facteurs internes ne sont pas passés sous silence, l'interventionnisme étranger, de type néocolonial, joue ici le rôle de déterminant primordial de la politique congolaise. L'image catastrophique de celle-ci cadre avec des analyses historiques, comme celle de David Van Reybrouck, qui résume ainsi les débuts de l'indépendance congolaise: "La Première République du Congo fut une époque apocalyptique durant laquelle tout ce qui pouvait mal tourner tourna mal" (364); et le bilan qu'il tire des années Mobutu est aussi peu reluisant. Mais la majeure partie de Léodine l'Africaine est consacrée non au Congo indépendant mais au Congo belge, la critique touche donc surtout le régime colonial.

Quant au régime mobutiste, une image critique de celui-ci se dégage de l'essai autobiographique de Charles Djungu-Simba intitulé La Chèvre, la corde et l'herbe au Congo-Zaïre. Genèse d'une passion d'écrire (2002). Le caractère politique du texte s'affiche dès la dédicace: le dédicataire est en effet Patrice Lumumba, héros de l'indépendance congolaise. Dans une courte histoire qui ouvre le livre, le Zaïre de Mobutu se trouve comparé à l'enfer ... en pire!

L'auteur constate ensuite une continuité entre les régimes colonial et post-colonial (ou plutôt néocolonial, selon lui): "L'État colonial, d'abord, prédateur et violent à souhait, jusqu'à son succédané, l'État néo-colonial: chicotte, portage, récolte du caoutchouc, révoltes, effort de guerre, crise congolaise, sécessions, rébellions, mal zaïrois, transition, pillages, première guerre de libération, seconde guerre de libération, etc.: autant d'étiquettes pour la même réalité faite de violences et de prédations" (15). Cette longue énumération de maux est censée résumer l'histoire congolaise. L'indépendance est absente de la liste ce qui en dit long sur son importance toute relative, selon l'auteur. Elle n'aurait apparemment pas institué de coupure décisive, au contraire, son recouvrement, et la dictature de Mobutu qui suit, semblent prolonger une logique étatique prédatrice. L'auteur pose même une équivalence entre "indépendance", "congolisation" et "désordre institutionnalisé" (15). Parmi les maux qui rongent son pays sous Mobutu, il cite notamment le "règne de l'informel et de la corruption", et après sa chute, "le banditisme des chefs de guerre", ce dont résulte une "crise profonde qui le paralyse" (16). Le constat est sans appel et concorde avec des analyses livrées par des historiens, mais aussi avec la tonalité qui domine dans les évocations littéraires de cette période (Riva 314 et suivantes).

Dans Congo Inc. d'In Koli Jean Bofane (2014), la critique prend pour cible le Congo actuel dont l'écrivain met en doute la liberté et la faculté à disposer de ses richesses naturelles sans ingérence étrangère. Le néocolonialisme, qui se cache souvent sous les oripeaux de la mondialisation, est dénoncé dès le titre, descriptif et connotatif par excellence (Genette 85): celui-ci suggère l'existence d'un lien entre la RDC, désignée Congo Inc. (du mot anglais incorporated), et le Congo colonisé auquel se réfère le sous-titre: Le Testament de Bismarck. Une citation tirée d'un discours prononcé par le chancelier allemand en clôture de la conférence de Berlin, en 1885, placée en épigraphe, ouvre le roman: "Le nouvel État du Congo est destiné à être un des plus importants exécutants de l'œuvre que nous entendons accomplir ..." (9). À la fin du livre, le narrateur explique en quoi consiste à présent le rôle du pays dans ce qu'est devenue cette "œuvre": "Fidèle au testament de Bismarck, Congo Inc. fut plus récemment désigné comme le pourvoyeur attitré de la mondialisation, chargé de livrer les minerais stratégiques pour la conquête de l'espace, la fabrication d'armements sophistiqués, l'industrie pétrolière, la production de matériel de télécommunication high-tech" (272). La traduction de l'intitulé du roman en mandarin, placée en page de titre, met en évidence les conséquences de la mondialisation pour le continent noir, parmi lesquelles l'ingérence économique de la Chine en Afrique, constitutive de la "Chinafrique" (Michel et Beuret), une sorte de colonie chinoise informelle.5 Les paratextes suggèrent ainsi nettement que le pays demeure "prisonnier de ce mécanisme le projetant constamment dans sa condition de subalterne au service de la globalisation, logique qui remonte au colonialisme" (Chariatte 62). Cette vision pessimiste d'un Congo toujours dominé sera confirmée et développée tout au long du roman bofanien.

Critique diégétique

Un autre outil de la critique est la construction d'intrigues centrées sur une problématique politique. Dans ce cas, la critique est inscrite surtout dans le déroulement des événements racontés, parfois aussi dans les propos des personnages ou du narrateur commentant ces derniers, son décodage nécessite donc de la part du lecteur une traduction en termes conceptuels. À ce propos, nous pouvons parler de "critique diégétique". Comme les commentaires politiques explicites, celle-ci peut concerner aussi bien la période postcoloniale que l'époque coloniale, la première étant conditionnée par la seconde. Elle s'exerce en particulier à l'encontre de l'un des éléments les plus tenaces de l'héritage esclavagiste et colonialiste, celui du racisme, voire du racialisme. Le Cap des illusions de Russo (1991) est justement consacré à ce problème et, plus précisément, à l'apartheid en Afrique du Sud. Dans un texte autobiographique, dont le titre a valeur de programme: "La moitié africaine de mon être", l'auteur a d'ailleurs présenté les racines de son intérêt pour cette problématique, en l'inscrivant dans une perspective plus large de ses liens avec l'Afrique:

L'Afrique a marqué toute ma jeunesse et elle fait partie de mon héritage. Ayant connu sa beauté, la générosité de sa population, mais ayant aussi été le témoin des bouleversements tragiques qui ont précédé l'indépendance d'au moins quatre pays, je ne peux rester insensible à son évolution, ses peines et ses espoirs. Ainsi, l'apartheid a été une de mes grandes préoccupations, d'autant que j'ai souvent séjourné en Afrique du Sud où j'ai de la famille et des amis (644).

Chez Russo, comme chez les autres auteurs du corpus, la dimension critique des textes apparaît donc non comme l'expression d'un "afro-pessimisme" condescendant et eurocentré, mais résulte d'un véritable souci pour l'avenir du continent et de ses habitants, motivé biographiquement et affectivement. Les dimensions affective et critique sont profondément liées.

Le héros-narrateur du Cap des illusions, Michael, est un jeune Européen qui tombe sous le charme de Prudence Debeer, une Africaine dont la famille a vécu un "déclassement racial", passant du statut de Blancs à celui de Métis. C'est cette rencontre qui rend le héros sensible au problème du racisme. Comme il est un étranger, il pose sur la réalité sudafricaine un regard distancié alors que les Noirs eux-mêmes, sans parler des colons blancs, sont représentés comme ayant parfaitement intériorisé le système raciste. Sous ce régime ségrégationniste, toute relation entre Michael et Prudence est bien évidemment exclue. L'intrigue s'organise donc surtout autour d'épisodes illustrant la prégnance de l'apartheid dans les mœurs et les mentalités. C'est seulement dans le dernier chapitre, constitué d'une lettre de Michael à Prudence, annonçant la fin du régime, qu'est suggérée la possibilité des retrouvailles entre les personnages, après une séparation de treize ans.

Dans Léodine l'Africaine de Russo ou Si le Congo m'était conté de Faïk-Nzuji, l'image des contacts entre Blancs et Noirs au Congo belge, ou plutôt de leur absence, ne diffère pas fondamentalement de celle qui se dégage du Cap des illusions, ce qui concorde avec cette remarque de Jean-Louis Lippert, autre écrivain que l'on pourrait qualifier de "belgo-congolais": "[...] au Congo belge, l'idéologie qui prévalait dans le milieu blanc était une idéologie fasciste, une idéologie d'apartheid, comparable à ce qu'elle pouvait être, par exemple, en Afrique du Sud" (cité d'après Desorbay 235). Blancs et Noirs y vivent donc dans des mondes complètement séparés, et Faïk-Nzuji insiste notamment sur une division stricte des espaces publics dans la colonie, dont chacun était accessible à une autre frange de la population, définie par sa distance par rapport à l'idéal blanc. Les auteurs renouent donc avec la comparaison traditionnelle entre régime colonial belge et régime sudafricain, très présente dans les lettres congolaises, "sensibles au problème de l'apartheid" (Tshibola Kalengayi 548).

Dans la mesure où il est et a été source de problèmes politiques majeurs en Afrique, le racisme autour duquel tourne l'intrigue du Cap des illusions constitue l'un des principaux fléaux sociaux dénoncés par les écrivains d'origine congolaise, aussi bien en ce qui concerne l'époque coloniale que postcoloniale; et il ne s'agit pas uniquement du racisme imputable aux colons blancs et leurs descendants. Dans les œuvres de la première génération des écrivains africains, souvent engagés contre le colonialisme, Blancs et Noirs étaient couramment représentés d'une façon dichotomique, selon le schéma du bourreau et de la victime, et le racisme était l'un des moyens de domination des premiers sur les seconds. Les écrivains contemporains proposent une vision plus nuancée au sens où la couleur de la peau ne détermine plus forcément les choix idéologiques et la valeur éthique des personnages. Si, dans Le Cap des illusions, le racisme est un héritage du colonialisme, les intrigues de Congo Inc. et La Belle de Casa de Bofane (2018), d'Un fou noir au pays des Blancs de Tshibanda ou de Léodine l'Africaine de Russo contiennent aussi des épisodes centrés sur la représentation du racisme intra-africain, qu'il s'agisse de celui de populations nordafricaines à l'égard de celles subsahariennes ou de la hiérarchisation ethnique entre Noirs.

L'écriture de Bofane offre à cet égard les exemples les plus probants. Les inégalités raciales intra-africaines hantent particulièrement le roman La Belle de Casa dont l'action est située à Casablanca. La jeune Marocaine Ichrak se fait agresser dans la rue par ses compatriotes qui jugent inacceptable le fait qu'elle fréquente des migrants africains: "elle se donne aux Africains [...] Ce n'est plus une femme!", "on te crève, chienne!" (130).6 Même les enfants n'échappent pas au racisme quotidien. Un shayeur (vendeur à la sauvette) ouest-africain vendant des DVD pirates dans des lieux publics est attaqué verbalement, puis physiquement, par un Marocain, Slimane Derwich: celui-ci l'insulte en arabe, en le traitant d'"esclave" et de "chien" (170). Les témoins de l'incident prennent parti pour l'agresseur, en disant qu'ils ne sont plus chez eux et qu'il a bien fait en chassant le vendeur. Encouragés par leur réaction, Slimane et Yacine Barzak les invitent à expulser les intrus et "nettoyer" le quartier: "Des vermines qui viennent ici pour nous prendre tout! À commencer par nos femmes"; "Combien de temps allons-nous, nous les hommes, encore supporter cela ? Qui est prêt à se mouiller pour que le quartier devienne comme avant ?" (171). Ils incitent ainsi quelques malfrats à terroriser des résidents africains subsahariens: armés de bâtons et de couteaux, ils font un vrai carnage dans la chambre de Dramé, un migrant sénégalais. Les paroles de Slimane, pleines de haine et de mépris, nous informent nettement sur les relations conflictuelles entre les Africains: les Marocains considèrent les migrants originaires d'Afrique centrale et de l'Ouest comme des "sous-hommes". Selon Dramé, la situation en Libye est encore pire et l'hostilité raciale envers les migrants africains subsahariens y frôle une haine aveugle: "Tout le monde est armé là-bas, même les enfants. On leur apprend à haïr le Noir tout petit, alors tu as intérêt à raser les murs. [...] Les Noirs, on les aime pas, comme partout, mais là encore moins qu'ailleurs" (95). Soucieux de la condition des migrants intra-africains, Bofane adopte la posture d'un écrivain engagé qui dénonce le racisme de ses "frères" marocains envers les populations noires, méprisées et traitées d'"esclaves", victimes de toutes sortes de violences et discriminations. Il critique les survivances du système esclavagiste au Maghreb (voir Marivat).

Dans Congo Inc., il dénonce en revanche la hiérarchisation ethnique. Les Pygmées sont traités avec mépris par d'autres peuples africains à cause de leur petite taille, inférieure à 1,50 m.7 Pour l'oncle du personnage principal, Isookanga, cette discrimination est comparable au racisme des Blancs envers les Noirs et le terme "Pygmée" est visiblement dévalorisant:

[...] nous, les Ekonda, sommes discrédités dans le pays. [...] partout nous sommes appelés Pygmées depuis toujours. [...] Les Mongo, des frères pourtant, n'ajoutent-ils pas, à la fin de la seconde syllabe du mot "motshwa", une sorte de note de mépris décelable par n'importe qui ? [... ] Ces Mongo, des clans Mbole, Bokatola, Bolia, Bakutshu, Bantomba, Ngelantano, parce qu'ils ont une taille au-dessus de la normale, se permettent de nous traiter ainsi. En dessous de tout. (20-1)

Arrivé à Kinshasa, Isookanga en fait une expérience douloureuse lorsque sa "pseudo-tante" (en réalité, celle d'un camarade pour qui il se fait passer) le met dehors, le méprisant du fait de sa "trop petite taille", prétendument caractéristique d'un "Motshwa": "[...] tu es comme un Pygmée! Un Mongo normal n'est pas petit comme toi!" (47). Comme on le voit, les critiques discursive et diégétique sont liées, l'attitude de ses faux parents citadins envers Isookanga illustrant les propos de son oncle.

Critique satirique

Un autre outil de la critique politique et sociale est l'humour. Celui-ci a chez les auteurs congolais migrants un caractère particulier, souvent grinçant, sinon noir et cinglant, qu'il serait possible de résumer par l'expression oxymorique qui apparaît dans le titre d'un roman classique de l'écrivain congolais Henri Lopès, "le pleurer-rire". En effet, il ne s'agit pas d'un humour à vocation purement ludique, mais bien d'une forme de dérision à valeur critique précisément. Dans ce cas, il serait possible de parler de "critique satirique". Dans La Chèvre, la corde et l'herbe, Djungu-Simba interprète l'esprit d'autodérision propre selon lui aux Congolais comme stratégie défensive, façon d'affronter les difficultés; la raillerie serait leur "seule arme" face aux puissants (11).

Dans Congo Inc., Bofane dénonce avec ironie toutes les gangrènes qui rongent son pays natal; la liste en est longue: l'exploitation effrénée du sous-sol, la mauvaise gouvernance, la primauté des intérêts des grandes puissances, les compromissions des ONG et des agences internationales, la destruction des écosystèmes. Cette dimension ironique du roman est annoncée dès son seuil. Le texte est dédié "aux filles, aux fillettes, aux femmes du Congo", ainsi qu'"à l'ONU, au FMI, à l'OMC": la juxtaposition met en relation le drame d'un demi-million de femmes violées et mutilées et l'existence de ces grandes institutions internationales, fondées pour garantir la paix et la stabilité (politique, économique) dans le monde et empêcher les crimes contre l'humanité. Ce curieux assemblage, mettant côte à côte les victimes et les complices (ne serait-ce qu'en raison de leur inaction) de la violence postcoloniale, est une forme de dénonciation sarcastique de l'inefficacité de ces organisations. Leur "bonne gouvernance" est plusieurs fois ridiculisée dans la diégèse et, ainsi, accusée de contribuer au dysfonctionnement de la RDC. Le jeu vidéo Raging Trade, auquel s'adonne avec passion Isookanga, "mondialiste désireux de se faire un peu la main dans le domaine des affaires" (18), illustre parfaitement les mécanismes d'une mondialisation sauvage qui, aux yeux du narrateur, est basée sur une exploitation globalisée des matières premières africaines dont profitent les puissances mondiales. Dans cet univers virtuel, Isookanga incarne Congo Bololo, un "raider", un "vorace" qui convoite tout: "minerais, pétrole, eau, terres, tout était bon à prendre. [...] Pour atteindre ces objectifs, il préconisait la guerre et tous ses corollaires: bombardements intensifs, nettoyage ethnique, déplacements de population, esclavage ..." (19). Ses ennemis virtuels portent des noms fort éloquents et, par-là, cocasses, tels que Skulls and Bones Mining Fields, Goldberg & Gils Atomic Project, Mass Graves Petroleum, Blood and Oil, Uranium et Sécurité, Kannibal Dawa, American Diggers ou Hiroshima-Naga. Prédation économique et instabilité politique y sont clairement mises en relation.

Le narrateur crée souvent un effet comique en traitant un problème sérieux sur un ton humoristique. Ce décalage entre la tonalité du discours et son thème inscrit l'écriture bofanienne dans une perspective loufoque, de même que le comique de mots qui y est également fréquent. Pour en donner un exemple concret, évoquons le discours d'Isookanga défendant la mémoire d'un vendeur à la sauvette et ancien enfant-soldat, Omari. Dans une hyperbole à la fois amusante et faisant référence à la situation internationale, le narrateur qualifie le vacarme qui accompagne ce discours de "la plus vaste cacophonie qu'on ait entendu depuis Babel, sauf peut-être aux assemblées de l'ONU juste avant le vote d'une résolution sur la Palestine" (107). Autre exemple: quand Isookanga justifie le vol d'un ordinateur à une africaniste belge, il le situe dans le prolongement du passé colonial africain. Il constate à ce propos: "Mon geste compte pour le remboursement de la dette coloniale" (31). Dans une véritable scène d'anthologie dans le même roman, le narrateur décrit le rapport sexuel entre Isookanga et l'africaniste en recourant également à la phraséologie postcoloniale:

[... ] chaque coup de rein qu'il lui portait était-pour elle-comme le fouet que ses ancêtres avaient subi lors de l'esclavage;

[...] chaque assaut entre ses cuisses ouvertes était aussi impitoyable que la hache tranchant des mains, que la chicote infligée par Léopold II et ses descendants; [...] chaque secousse dans son ventre sensible résonnait comme les salves tirées par le néocolonialisme sauvage, comme les diktats du Fonds monétaire international, comme les résolutions de l'ONU, comme une réédition du Tintin au Congo [... ] (195-6)

Après quoi, il pose cette question, dans un passage en focalisation interne: "[...] mais avait-elle suffisamment payé de sa personne pour acquitter la dette que ses ancêtres avaient contractée envers ces peuplades [...] ?" (198). Anciens colonisés et anciens colonisateurs recourent donc à la même métaphore de la dette coloniale que Bofane semble tourner en dérision, en particulier lorsqu'il s'en sert dans un contexte sexuel. Sa critique vise non seulement la réalité africaine, mais aussi les discours tenus sur l'Afrique, y compris par des Occidentaux pétris de bonnes intentions et forts d'une rhétorique postcoloniale, basée sur la repentance, que les héros bofaniens, aussi bien les Africains que les Européens, reprennent volontiers à leur compte, pour l'utiliser à leurs fins.

Une tonalité humoristique agrémente aussi l'intrigue violente de La Belle de Casa. Le roman retrace plusieurs situations comiques dont l'histoire du prénom du héros, Sese Seko Tshimanda (34), ou la description de sa profession: il est "brouteur", c'est-à-dire un "cyber-séducteur africain", autrement dit "Un de ces types-très jeunes, souvent-qui entretiennent une cour avec quelques dizaines, parfois même des centaines, de femmes amoureuses, pratiquant une drague forcenée dans le but de leur soutirer de l'argent en jouant sur les stéréotypes de l'Afrique indigente et sur l'éternelle culpabilité de l'Europe esclavagiste et colonialiste mais en quête de rédemption" (20). Pour "fondre le cœur et la carte bleue" des Blanches en mal d'amour, Sese joue bien son rôle de pauvre Noir: il utilise le pseudonyme "Koffi le Grand Ngando" (Koffi le Grand Crocodile) qui, selon le narrateur, sonne plus africain que Sese Seko, peaufine son accent kinois ("Ti sé, y a qu'toi qui pé faire battre mon kèr comme ça, ch't'assire!") et raconte ou plutôt invente une cascade de malheurs qui lui seraient arrivés, ainsi qu'à ses proches, pour attendrir ses proies (21). Sese se sert avec préméditation de l'image stéréotypée d'un pauvre Noir, victime de l'héritage colonial, pour faire tourner son cyber-business, et en tire cyniquement profit. De cette façon, son statut de victime devient rentable, car plus il se pose en Africain indigent, plus il gagne. La satire bofanienne semble en l'occurrence viser le détournement par certains Africains du discours misérabiliste concernant leur continent.

Bien que l'humour et l'ironie se combinent tout au long des romans bofaniens, ils ne font pas toujours rire, mais engendrent plutôt une sensation de malaise. Nous rions jaune, comme si nous étions gênés. La narration, menée sur un ton hilarant, est sans cesse émaillée de passages qui présentent des scènes de violence qui véhiculent une critique mordante de la réalité congolaise ou, plus largement, africaine. Ces îlots narratifs détonnants bouleversent le lecteur et font que son rire se teinte d'amertume, car ils dénoncent de façon terriblement réaliste les cataclysmes qui secouent le continent africain: les guerres intestines et le nettoyage ethnique, la misère et la faim, le viol et la mutilation des femmes, le racisme, la prostitution, la violence coloniale et postcoloniale. Les situations cocasses et les propos ironiques dont sont truffées les fictions, aussi nombreux et ingénieux soient-ils, n'arrivent pas à ôter l'aspect sérieux aux thèmes abordés. C'est que, chez Bofane, le rire côtoie toujours le grave et cache un grand fond de désespérance. L'alternance du comique et du sérieux, ainsi que le contraste entre les deux, font encore mieux ressortir l'atrocité de certaines situations et rendent la critique satirique particulièrement percutante, pour ne pas dire féroce.

Il faut toutefois souligner que les analyses critiques de la situation congolaise ou, plus largement, africaine, menées dans les textes du corpus, deviennent aussi l'occasion d'évoquer le dynamisme, la résistance et la débrouillardise des Africains. Cet aspect est développé dans tous les romans de Bofane. Célio Matemona, Shasha la Jactance et Adéïto, victimes directes ou indirectes de la violence postcoloniale, parviennent à s'affranchir d'un pouvoir oppresseur et tyrannique et à dépasser leur condition subalterne. Résilients et déterminés, ils luttent pour sortir de la misère, y réussissent et prennent leur place dans la société. Il en est de même pour Isookanga et Sese: persévérants et malins, ces jeunes Rastignac congolais savent s'adapter à chaque situation, transformer des inconvénients en atouts (par exemple profiter de leur statut de victime postcoloniale, soit de "pauvre Noir") et tirer parti de la mondialisation. Selon une chercheuse, "Les personnages bofaniens acquièrent ainsi une dimension quasi héroïque, en surmontant les obstacles générés par le dysfonctionnement de l'État" (Chariatte 68). Une remarque similaire pourrait être formulée à propos de nombreux personnages de Djungu-Simba. Dans La Chèvre, la corde et l'herbe au Congo-Zaïre, c'est un proverbe africain qui sert de point de départ et de leitmotiv à la représentation du Congo: "La chèvre broute l'herbe de l'endroit où elle est attachée" (12). L'auteur exploite la polysémie du proverbe qui revient comme un refrain dans toutes sortes de contextes. L'aspect critique y est très présent dans la mesure où la chèvre devient le "parangon de tous ceux qui abusent de leurs fonctions" (12). Mais lorsque les Congolais se trouvent qualifiés de "chèvres congolaises" (13) et se voient prêter une "mentalité caprine", il s'avère que c'est la débrouillardise qui en est le trait majeur (14). La critique qui apparaît dans les textes du corpus n'est donc pas synonyme d'auto-apitoiement ou de pessimisme nihiliste. Les Congolais y prennent en main leur destin et sont capables de survivre dans une réalité à première vue invivable, grâce à leur extraordinaire inventivité et à la résilience face aux catastrophes politiques s'abattant régulièrement sur leur pays.

 

Conclusion

Dans Si le Congo m'était conté, Faïk-Nzuji rapporte des scènes où elle-même ou ses amies noires se font prendre, dans

des boutiques en Belgique, pour de "pauvres Africaines":

"C'est trop cher pour vous ?" "C'est moins cher par là ?" "Attendez, j'ai autre chose ..." Mon amie se voyait au Biafra, en Ethiopie, dans un camp de réfugiés en Angola tenant des deux mains un bol de riz couvert de mouches ou en train de se disputer des sachets de nourriture lancés d'un avion de l'ONU pour ses enfants (163).

Les Afropéens se voient ainsi exposés au quotidien aux conséquences d'une image réductionniste et misérabiliste de l'Afrique, d'origine essentiellement médiatique.8 Pourtant, ceux parmi eux qui sont des écrivains mettent à la disposition du public européen des textes qui permettent de percevoir le continent noir d'une façon plus diversifiée. Nous avons montré que les écrivains belgo-congolais offraient dans leurs œuvres une image plus riche et nuancée de leur pays d'origine et du continent africain dans son ensemble que ne le font habituellement les discours médiatiques sensationnalistes. Ce qui ne veut pas dire une image idyllique. Comme le suggère notre titre, cette image a une coloration ambivalente. L'ambivalence en question semble tenir à la particularité du positionnement des auteurs migrants; en effet, ils parlent de leur contrée d'origine depuis leur pays d'accueil. Nous l'avons vu: cette position paradoxale de tout écrivain migrant qui est à la fois dehors (physiquement) et dedans (culturellement, mentalement, affectivement), est susceptible de générer un regard particulier, en même temps tendre et distancié, sur la terre quittée. L'oscillation entre la nostalgie et la critique que nous avons relevée chez les auteurs étudiés vient peut-être justement de leur situation de migrants. Les difficultés qu'ils ont dû affronter et la distance géographique qui les sépare de leur patrie créent une forme de distanciation intellectuelle (mais non affective) propice au recul critique, surtout face aux difficultés de la vie politique africaine, en particulier celle congolaise qu'ils connaissent le mieux. Les écrivains belgo-congolais semblent donc avoir tiré de l'exil un certain bénéfice cognitif, l'éloignement géographique stimulant l'esprit critique et favorisant une meilleure compréhension des réalités africaines. Les souvenirs personnels qu'ils en gardent continuent pourtant à produire de la nostalgie. La migration n'a donc pas dressé de barrière imaginaire et affective entre eux et les contrées correspondant à leur passé. Elle a plutôt créé une attitude et une pratique intellectuelle et émotive double, une sorte de tendresse critique ou de critique tendre.

 

Notes

1 . Nous adoptons cette appellation, y compris pour l'époque où le nom officiel du pays était "Zaïre", désignation adoptée sous Mobutu dans le cadre de sa politique d'"africanisation", mais qui n'était pas du tout plus authentiquement africaine, le mot constituant le résultat de la mauvaise prononciation du mot "fleuve" en kikongo (nzadi) par les Portugais (Van Reybrouck 425-6).

2 . L'aveu d'In Koli Jean Bofane, qui se dit "de nationalité belge et de rationalité congolaise" (Desorbay 230), est exemplaire des complexités identitaires des écrivains belgo-congolais migrants. Albert Russo constitue un cas encore plus complexe ce dont cette autoprésentation, tirée de "La moitié africaine de mon être", permet de rendre compte: "De mère anglaise ayant grandi dans l'ancienne Rhodésie du Sud, aujourd'hui le Zimbabwe, et de père italien et séfarade originaire de Rhodes à l'époque où les îles du Dodécanèse se trouvaient sous domination italienne, je suis né au Zaïre [...]. Ensuite, ma famille et moi nous sommes transférés à Usumbura, la capitale du Ruanda-Urundi, alors territoire sous tutelle administré par la Belgique" (644). Il déclare d'ailleurs explicitement: "[...] c'est aux sang-mêlé que je m'identifie, au propre comme au figuré, et je ne crois qu'à l'interpénétration des cultures" (643). Dans le cas de tels auteurs, les découpages nationaux du domaine littéraire s'avèrent peu opérants et il est important de prendre en compte tant le contexte de publication des œuvres que celui du pays d'origine des auteurs.

3 . La Senne est une rivière qui traverse Bruxelles. Son homonymie avec la "Seine", interprétée symboliquement, en dit long sur l'intrication des champs littéraires belge francophone et français.

4 . C'est seulement ce personnage féminin, maternel, qui incarne dans le roman une Afrique accueillante à la diversité sexuelle. Les Anciens du village de Mama Malkia, qui personnifient la figure paternelle et la tradition, jugent Harry Wilson "possédé" lorsqu'elle leur parle de son orientation sexuelle. Cette dichotomie en termes de genre, qui se manifeste en l'occurrence dans l'attitude envers l'homosexualité, renvoie, plus généralement, à une double image de l'Afrique, oscillant entre la nostalgie et la critique, ce que nous analysons dans la suite de cet article. Un seul texte peut donc véhiculer des aspects opposés qui deviennent constitutifs d'une image profondément nuancée.

5 . Le même procédé est appliqué aux titres des chapitres.

6 . Ce qualificatif désigne au Maghreb les populations noires.

7 . Pour mettre en exergue les hiérarchies raciales intra-africaines et le statut ostracisé de la minorité pygmée, Bofane envisageait un autre titre pour son roman: Putain de pygmée (Bofane, "Entretien avec In Koli Jean Bofane (28/11/2016)").

8 . Ce mot-valise renvoie aux Africains et descendants d'Africains établis en Europe.

 

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Submitted: 23 April 2021
Accepted: 13 September 2021
Published: 13 October 2021

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