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Tydskrif vir Letterkunde

On-line version ISSN 2309-9070
Print version ISSN 0041-476X

Tydskr. letterkd. vol.57 n.2 Pretoria  2020

http://dx.doi.org/10.17159/tl.v57i2.7967 

RESEARCH ARTICLES
https://doi.org/10.17159/tl.v57i2.7967

 

La femme et le mariage: du mot à l'image-Xala d'Ousmane Sembene

 

Women in marriage: from word to image in Ousmane Sembene's Xala

 

 

Maria Vrancken

Conferenciare et coordonnatrice de la section de français du département de langue et de littérature de l'Université Nelson Mandela à Port Elizabeth en Afrique du Sud. Email: maria.vrancken@mandela.ac.za; https://orcid.org/0000-0001-7576-0328

 

 


ABSTRACT

Published as a novel in 1973 and released as a film in 1974, Ousmane Sembene's Xala offers his readers as well as his audience the most detailed display of one of his prominent themes: the role of women in marriage. This article examines how Sembene skilfully uses both literature and film to express the same theme and, in so doing, exploits each medium's strong points to complement each other in order to reinforce the message he wishes to convey. Sembene, the modern griot, knows that life is complex, and, in his written work, he includes exceptions and nuances, which he is unable to highlight in his film due to time constraints. In so doing, his novel reflects a more detailed depiction of reality. By contrast, in his cinematic version, he focuses on certain aspects of the novel and amplifies them with the aid of cinematic techniques. As a result, he transcends the abstract and superficial distinctions made between the traditional woman and the westernised woman to create a more nuanced and striking message where not all women are described as being victims of polygamy and some of them go as far as opposing it. He shows the audience the negative as well as the positive aspects of polygamy, thus attaining his aim, which is to educate his people.

Keywords: Ousmane Sembene, Xala, women, marriage, literary techniques, cinematic techniques.


 

 

Introduction

Ousmane Sembene se distingue dans le monde de la littérature africaine de langue française tout autant que dans celui du cinéma en Afrique noire comme l'un des premiers grands champions de la cause de la femme africaine. Selon Mamadou Niang, pour Sembene, "there can be no progress in Africa if women are left out of account" (si on n'accorde pas aux femmes la place qui leur revient, il n'y aura pas de liberation).1 Nombre d'obstacles empêchent une grande majorité des femmes africaines de contribuer à la transformation de leur société. Sembene entend éduquer et transformer sa société. Pour atteindre cet objectif, il a cherché à donner dans son osuvre littéraire ainsi que cinématographique, "une place aux femmes en tant que force très importante de la société africaine" (Ortova 71). J'étudierai dans cet article comment, dans son roman Xala (1973) et son film éponyme (1974), l'auteur-cinéaste utilise les techniques de transposition d'un médium à l'autre à cette fin dans le contexte du mariage.2

Dans l'univers négro-africain musulman, le mariage n'est pas une union fondee sur l'amour entre un homme et une femme, mais un pacte entre deux familles (Trimingham 72). L'amour romantique à l'occidentale est considéré par les musulmans comme une fondation trop incertaine pour un acte aussi sérieux que le mariage (Denny 301).

Dans le mariage musulman, la femme a en théorie les mêmes droits que l'homme. En effet, l'Islam considere la femme comme l'égale de l'homme sur le plan moral, spirituel et intellectuel. La seule différence réside au niveau physique, oü la femme est considérée comme étant plus faible que l'homme, et au niveau des affaires familiales oü l'autorité finale est investie dans le mari (Nazhat et Khurshid 6, 18). Comme le dit le Coran: "Les femmes ont des droits équivalents à leurs obligations, conformément à la bienséance, mais les hommes ont un degré de préséance sur elles" (Coran sourate 2: 228).

Cette supériorité du mari est indissociable de certaines obligations envers ses femmes. Il doit une dot à la femme (Coran sourate 4:24). L'époux est aussi obligé d'assurer la sécurité matérielle de ses épouses (Coran sourate 2:236) et "[c]ette obligation est plus rigoureuse quand elles vivent ensemble" (Diop 52). Il est enfin contraint à les traiter toutes d'une maniere affectueuse: "Comportez-vous envers elles avec bienséance. Si vous éprouvez de l'aversion pour elles, il se peut que vous éprouviez de l'aversion pour quelque chose en quoi Dieu a placé un grand bien" (Coran sourate 4:19).

Sembene peint dans son roman ainsi que dans son film une société dans une grande mesure différente de la théorie mais très semblable à la réalité. Comme je l'ai dit, le mariage musulman n'est pas normalement basé sur un amour romantique. De la même manière,

Sembene's work is devoid of the individualistic love-marriage, or love-triangle focus which makes up the vast body of western prose fiction. (Case 4)

l'oeuvre de Sembene est dépourvue de mariages d'amour ou de triangles amoureux individualistes qui constituent une vaste partie de la fiction occidentale en prose ainsi que du cinéma occidental.

 

Les complices de la polygamie

Le roman Xala est l'osuvre dans laquelle Sembene dépeint le plus minutieusement les coutumes suivies durant les démarches en vue de la conclusion d'un mariage traditionnel.3 Selon la tradition, l'initiative de marier un enfant appartient dans la plupart des cas à ses parents (Ashbury 67). Ceux-ci, après avoir beaucoup réfléchi, choisissent très souvent avec l'aide d'une marieuse, un époux ou une épouse pour leur descendant.

La femme qu'il s'agit de marier dans Xala s'appelle N'Goné, une jeune femme qui a abandonné ses études. Son dernier espoir est donc de trouver un mari en utilisant sa jeunesse et sa beauté comme appâts. C'est Mam Fatou, la mère de N'Goné, qui commence les démarches parce qu'elle ne veut pas que sa fille devienne "fille-mère" (Xala 14-5). En effet, N'Goné ne fréquente que des jeunes gens chômeurs de réputation douteuse et se comporte comme une jeune femme légère et mondaine qui fait preuve d'irresponsabilité et de manque de maturité (15-6).

Il y a donc trois raisons qui poussent les parents à marier leur fille. Tout d'abord, la famille cherche un avenir aisé pour la jeune femme ainsi que pour la famille. Deuxièmement, ses parents veulent éviter ce qu'ils considèrent inacceptable: "Jamais, dans notre famille, il n'y a eu de filles-mères" (15). Enfin, tous les personnages assument que, dans la société traditionnelle, "on ne peut pas tolérer une femme qui n'a pas de mari" (Moore 230).

Sembene présente la mère de N'Goné comme une femme pragmatique qui possède beaucoup plus de bon sens que son mari et qui ne partage pas l'attitude fataliste de ce dernier: "Yalla est mon témoin, si notre N'Goné avait un mari, j'en serais très heureux. Mais tout ceci est une question de chance. Yalla seul distille la chance, dit-il avec beaucoup de circonspection" (Xala 15).

Cette attitude irrite Mam Fatou: "Yalla! Yalla! Il faut labourer son champ, rétorqu[e] sa femme avec vivacité" (15). Elle est de l'avis qu'ils doivent en tant que parents prendre l'avenir de leur fille en main et intervenir avec l'aide de Yay Bineta, sa belle-sour.4 Cette attitude témoigne du caractère dominateur de Mam Fatou. Son époux, le vieux Babacar, admet lui-même que "[l]'emprise de sa femme était sans bornes" et ses compagnons "disaient que chez Babacar, c'était sa femme qui enfourchait les pantalons" (15).

Yay Bineta, la marieuse, n'est pas un personnage sympathique. La manière dont Sembene la dépeint laisse une impression négative sur le lecteur: "[C]ourte sur pattes, forte de croupe, visage noiraud et gras, les yeux pleins de malice" (14). Elle est maligne et fouineuse: "Telle une araignée, laborieusement, [elle] tissait la toile" (19). Les arachnides auxquels elle est comparée n'ont pas de connotation positive: ce sont des créatures assidues comme la marieuse, mais aussi perçues comme agressives et dangereuses. De même que l'araignée, tout le travail qu'elle accomplit est fait dans son propre intérêt: "pour nous, [dit-elle, El Hadji] est un beau parti!" (21). Sembene condamne ici son avidité et son indifférence au bonheur personnel de "sa fille".

N'Goné étant jeune et influençable, Yay Bineta controle complètement sa vie. Elle a aussi du pouvoir sur El Hadji puisqu'elle réussit par sa ténacité et son éloquence à manipuler ce dernier pour lui faire accepter une troisième épouse: "Fine stratège, elle conditionne l'homme [...] pour pousser sa nièce dans les bras du commerçant" (Tcheuyap 163).

Tout d'abord, "Yay Bineta habille convenablement N'Goné" (Xala 16) avant de la présenter à El Hadji qu'elle connaít "de longue date" (17). Ensuite, en "langage ancien, ésotérique" (17), la marieuse et El Hadji discutent la valeur de N'Goné. Cette dernière, "enfant des drapeaux et hymnes nationaux [c'est-à-dire, une fille qui a grandi dans le Sénégal moderne et ne comprend pas les traditions africaines], ne saisi[t] rien de ce dialogue hermétique" (17). On se rend compte ici que N'Goné n'est pas appelée à jouer un rôle dans la recherche de son futur époux. Elle est forcée à s'unir à un homme qui appartient à une autre génération.

Par la suite, Yay Bineta exploite l'orgueil d'El Hadji en le défiant: "Tu as peur de tes femmes! Ce sont tes femmes qui décident, portent les pantalons chez toi? Pourquoi ne viens-tu pas nous voir?" (18). Il tombe dans le piège: "Jamais, se disait-il, une femme ne lui dicterait sa conduite. Pour prouver qu'il était maltre chez lui, il rac-compagna la fille chez ses parents" (18).

Yay Bineta a aussi recours au désir de statut social d'El Hadji-"Cette troisième union le hissait au rang de la notabilité traditionnelle, [...] c'était une promotion" (12)-ainsi qu'aux mensonges et flatteries: "[N]ous pouvons t'affirmer que notre fille ne voit que par tes yeux, n'entend que par tes oreilles" (19). Elle utilise en outre le prétexte que N'Goné cherche du travail pour que la jeune femme puisse aller le voir souvent. Il s'en suit que "[l]e glissement de l'homme se faisait doucement, [u]ne mutation des sentiments s'opérait" chez le protagoniste (18).

Finalement, Yay Bineta fait appel à la religiosité et à la fierté masculine d'El Hadji quand il a recours à ses deux femmes comme excuse pour ne pas en prendre une troisième: "N'était-il pas musulman? Fils de musulman? Pourquoi repoussait-il ce que Yalla souhaitait? Etait-il un tubab pour consulter ses épouses? Le pays avait-il perdu ses hommes d'hier? Ses hommes valeureux dont le sang coulait dans ses veines?" (20)

La conclusion est inévitable: El Hadji est "harponné par la Badiène" et cède "par faiblesse" (20).

La plupart des détails minutieux dans le roman sont omis dans le film. Sur l'écran, il n'y a aucune mention du passé de N'Goné ainsi que de son désir de danser et d'être avec ceux de sa génération. Elle est soumise et on ne connaít jamais ses sentiments à l'égard du mariage. Elle est simplement présentée comme un trophée qui atteste le statut social d'El Hadji. Délibérément, Sembene ne lui donne pas de voix et, abstraction faite de son rôle de troisième femme, elle n'a pas de caractère ni d'existence propre. Le réalisateur la montre comme "femme-objet" (Pfaff 28) non seulement par son manque de voix et de personnalité, mais aussi en utilisant le symbolisme. Un exemple est le mannequin qui la remplace vers la fin du film. Dans la scène en question, Sembene montre en plan américain un des mendiants portant le diadème de la mariée sur le front. Il prend la place d'El Hadji à côté du mannequin qui porte la perruque et la robe de N'Goné pendant que les mendiants se moquent d'El Hadji. Ensuite, quand ce dernier se trouve torse nu dans le salon, le mendiant met le diadème sur la tête d'El Hadji-une image grotesque et une allusion parfaite aux maigres vestiges de son troisième mariage. Ce symbole n'apparalt pas seulement dans cette séquence. Sembene le montre en effet dans le récit cinématographique. Le scénariste utilise le montage pour rendre évident un concept abstrait. La réitération de ce symbolisme devient un leitmotiv. Chaque fois que Sembene veut souligner le rapport entre la jeune mariée et le fait qu'El Hadji a commis une faute en se mariant une troisième fois, il introduit des images du mannequin. Ce symbole est également présent dans le roman (Xala 43, 45, 159 et 162) mais n'a pas la force de frappe des images dans le film. Il y a aussi la photo de N'Goné nue, accrochée au mur de la chambre nuptiale et montrée en arrière-plan pendant que la Badiène lui donne des conseils concernant ses devoirs de bonne épouse. La photo souligne la promesse de ce que le mariage est censé apporter à El Hadji. C'est la N'Goné érotique de la photo qu'il épouse (Murphy 117). Cet objet-symbole n'apparalt pas dans le roman.

Le film omet les rapports entre la Badiène et les parents de N'Goné. Il omet aussi les manoeuvres de Yay Bineta pour faire en sorte qu'El Hadji prenne N'Goné comme troisième épouse. Dans le film, on rencontre la marieuse pour la première fois durant les noces lorsqu'elle se vante des cadeaux offerts à la mariée. Tout comme dans le roman, elle est avide d'argent et d'objets de valeur. Elle accueille aussi chaleureusement les deux autres femmes d'El Hadji: "Mes chères, vous n'avez rien pris comme rafralchissement. Servez-vous. C'est aussi votre maison", leur dit-elle, par hypocrisie plutôt que par gentillesse.

Sembene la montre aussi dans une scène comique oü elle essaye de convaincre El Hadji de se conformer à une superstition africaine. Cette dernière exige que le marié s'assoie sur un mortier, le symbole phallique du pilon entre les jambes pour qu'il puisse être à la hauteur le soir de ses noces. Mais El Hadji refuse de suivre ses "conseils".

Plus tard, quand il se rend dans la chambre nuptiale avec sa nouvelle épouse, la Badiène les accompagne et controle tout. Le fait que Sembene les filme de dos avec El Hadji suivant sagement les deux femmes en tenant le voile de son épouse est significatif. C'est surtout le cas après la scène précédente oü El Hadji se trouve entre ses collègues, se sent tout puissant et déborde de confiance. Le cinéaste utilise le contraste d'atmosphère dans ces deux scènes pour créer la tension dramatique. Après l'atmosphère festive et joviale entre amis, le spectateur ressent la tension nerveuse créée par le silence. Une fois qu'El Hadji se trouve seul entre les deux femmes, il perd sa voix ainsi que sa confiance en lui et ne fait que les suivre. Le roman inclut aussi l'épisode oü les collègues d'El Hadji lui offrent des conseils sur des aphrodisiaques. Cependant, le marié ne se montre pas confiant comme il l'est à l'écran puisqu'il ne dit mot. Par contre, le roman n'inclut pas la procession vers la chambre nuptiale.

Après leur entrée dans la chambre, la Badiène envoie El Hadji dans la salle de bains et lui ordonne de se préparer pour passer sa première nuit avec sa nouvelle épouse. Il obéit sans se plaindre. De son côté, la marieuse déshabille la mariée et la prépare pour sa nuit de noces. Ce faisant, la Badiène avertit la jeune femme: "Tu dois avoir à l'esprit que l'homme n'est pas l'égal de la femme. L'homme est le maítre. Tu dois être disponible. Tu ne dois pas élever ta voix. Il faut être soumise".

Passons maintenant du portrait psychologique au portrait physique de la marieuse à l'écran. Sembene ne la montre qu'une fois en gros plan. Contrairement au roman, elle n'est pas dépeinte de manière négative. Son portrait physique se conforme à la convention africaine pour la femme d'age moyen (Macrae 242). Elle est de forte constitution, robuste, aux traits ni fins ni laids et porte avec des coiffes assorties des boubous larges pour couvrir sa corpulence.

 

Les victimes de la polygamie

Pour ce qui est de N'Goné, il est intéressant de noter comment Sembene décrit la jeune femme et la nature du désir qu'El Hadji, un homme d'un âge déjà avancé, éprouve pour sa fralcheur: "N'Goné [...] avait la saveur d'un fruit, que ses femmes avaient perdue depuis longtemps. La chair ferme, lisse, l'haleine fraíche l'attiraient vers elle. Entre ses deux épouses, l'exigence quotidienne de ses affaires, N'Goné était la paisible oasis de la traversée du désert" (Xala 18).

Notons les métaphores employées par Sembene dans ce passage. La première tourne autour de la gourmandise. Il compare N'Goné à un fruit qui donne envie d'être mangé. Elle est appétissante, elle est jeune et a la "chair ferme, lisse" comme un beau fruit qu'El Hadji désire avec avidité. Plus tard dans le récit, on lit, quand les mariés se retrouvent dans la chambre nuptiale, que "[l]'homme contemplait ce corps avec une insistance gourmande" (43). Cette comparaison sert aussi à accentuer une fois de plus l'aspect sexuel de leur mariage ainsi que le fait que la jeune femme est traitée et considérée par son époux comme un objet.

La seconde métaphore présente N'Goné comme une "paisible oasis" dans "la traversée du désert" d'El Hadji (Xala 18). Cette métaphore est revêtue d'ironie parce qu'on apprend plus loin que N'Goné fut tout sauf une source de calme et de paix dans la vie d'El Hadji. C'est en effet ce troisième mariage qui a transformé sa vie en "désert". Lié à cette image de l'oasis dans le roman est, à l'écran, le nom de la villa de N'Goné inscrit sur une des colonnes de la grille du jardin: "coin de ciel". La caméra le dévoile juste au moment oü la vie d'El Hadji est le contraire d'un paradis sur terre. C'est encore un exemple de l'ingéniosité de Sembene cinéaste puisqu'il utilise une petite image filmique pour donner au spectateur beaucoup d'informations. Dans le roman, cette nuance est absente parce que "[c]haque villa avait été baptisée du nom de l'épouse" (24).

La N'Goné de l'écran reflète aussi la convention africaine en ce qui concerne le type physique. Dans le cinéma africain, la femme nubile a tendance à être svelte avec un visage de beauté classique compatible avec les conventions occidentales. Elle est souvent assez grande et porte des vêtements moulants, soit occidentaux soit africains, pour complimenter son corps élancé. Son apparence révèle la beauté de la jeunesse et la vitalité sexuelle (Macrae 242). La caméra la présente en très gros plan derrière son voile de mariée, les cheveux nattés à l'africaine, le visage jeune et joli sans aucun signe de bonheur. Ses lèvres charnues et voluptueuses sont sans sourire. Elle reste, malgré l'attention que la caméra lui porte surtout au début du film, une femme type sans profondeur qui est présente seulement pour plaire à l'homme. Le spectateur ne la voit pas en dehors de son rôle de jeune femme appétissante soit en robe de mariée, soit complètement déshabillée.

Les métaphores à l'écrit sont perdues dans le film, mais Sembene les remplace par d'autres techniques dans la scène de préparation des mariés pour leur nuit de noces. Le montage alterné (Metz 120) a de nouveau un impact saisissant sur le message que Sembene veut transmettre. Afin de montrer au spectateur le désir d'El Hadji envers sa nouvelle épouse, le cinéaste alterne les syntagmes. Les premiers dévoilent soit N'Goné en train d'être déshabillée par sa mère en premier plan, soit une photo de son buste nu et sensuel accroché au mur de la chambre nuptiale. Les seconds, en plan rapproché, montrent El Hadji en train de se préparer pour sa première nuit. Le sens du montage est clair. Avec cette série de syntagmes juxtaposés, Sembene permet au spectateur d'entrer dans les pensées d'El Hadji concentrées sur le beau corps qui l'attend dans la chambre nuptiale.

À l'écran, le couple ne se parle jamais. Leurs relations sont purement sexuelles. Le même message est dans le roman, mais avec quelques nuances. Il y a en effet des conversations. Elles tournent cependant sur des sujets banals (Xala 98) parce que les époux n'ont pas d'intérêts communs et qu'il y a entre eux une grande différence d'âge (9, 14).

Quant à la façon dont le mariage est consommé, le roman explique que N'Goné "pleurait" par "pudeur ou timidité" (43) au moment de passer sa nuit de noces. Sa réaction après le lendemain matin-N'Goné "sanglotait" (44) et "poussa un cri: un cri d'animal en détresse"-témoigne de la frustration et de la honte que la jeune femme ressent parce que le mariage n'a pas été consommé. Ses sentiments s'expliquent par le fait que, dans la société wolof, comme dans beaucoup d'autres sociétés africaines, la virginité et la défloration de la mariée sont d'une importance capitale.

Dans le film, Sembene fait une critique plus acerbe de l'absurdité de ce type de mariage et emploie l'humour pour la communiquer. Après les espoirs de la veille, les deux mariés sont assis abattus sur leur lit. Tous les deux regardent vers le bas, El Hadji avec sa tête entre les mains. La Badiène, accompagnée d'un autre membre de la famille portant un coq et un couteau, est prête, si nécessaire, à fabriquer l'évidence, le drap tâché du sang de la vierge. La scène avec les cris angoissés du coq qui ponctuent les explications du couple et les récriminations de la Badiène est particulièrement comique.

Les lois coraniques permettent à un homme d'avoir quatre épouses: "Épousez deux, trois ou quatre femmes parmi celles qui vous semblent bonnes" (Coran sourate 4:3). Ceci n'est cependant permis que si l'homme a les moyens de traiter toutes ses épouses de la même façon. Cette condition est seulement de nature morale (Coran sourate 4:3). Il ne s'agit en effet pas d'une restriction légale au droit de l'époux. C'est une des raisons pour lesquelles il existe encore de nombreux mariages polygames (Diop 51). Les dispositions coraniques concernant le statut et la position des femmes dans la famille sont par conséquent tombées en désuétude et ont été largement perdues (Coulson et Hinchcliffe 52).

Aucun personnage ne symbolise mieux cette soumission de la femme qu'Adja Awa Astou, la première femme d'El Hadji. Ijere explique que, dans le texte romanesque:

[Awa] est fataliste et accepte sa condition de femme négligée par son mari. Elle est tellement détachée et soumise à son époux qu'elle ne réagit même pas quand il ne remplit pas ses devoirs conjugaux. [Elle] cache ses sentiments au fond d'elle-même et il ne lui vient pas à l'idée de se révolter.

Quand elle apprend le troisième mariage de son mari, elle se sent profondément blessée mais réussit à se dominer au nom de la religion. (26)

À l'écran, quand Rama, sa fille, essaye de la convaincre de divorcer, Awa lui répond qu'elle "n'approuve pas ce troisième mariage, ni le deuxième mariage de [s]on père" mais que "devant l'adversité nous devons être patients".

Sembene décrit néanmoins la première épouse d'El Hadji de manière positive. On apprend ainsi dans le roman qu'elle ne s'est pas mariée par devoir, que son père était farouchement catholique et s'était opposé à son mariage avec un musulman, mais qu'elle s'était "apostasiée par amour pour mieux partager les félicités d'une vie conjugale" (Xala 24). Les détails de sa vie avant son mariage sont omis dans le film. La seule façon dont Sembene aurait pu les montrer aurait été en ajoutant un retour en arrière. Il a décidé cependant de ne pas le faire parce que le film est déjà long et veut garder sa chronologie aussi linéaire et simple que possible (Wynchank 134).

Le portrait peint dans l'ouvre romanesque décrit Adja Awa Astou comme une femme qui a la quarantaine. Malgré ses six grossesses, elle a "conservé un corps élancé" et a toujours "le teint d'un noir tendre, le front bombé, la ligne du nez délicat, un rien élargi, un visage qu'animaient des sourires retenus [et] le regard candide derrière des yeux en amande". Notre auteur ajoute aussi que, malgré son "apparence fragile", elle avait "une volonté et une ténacité sans bornes" (Xala 24). En dépit du fait qu'elle est la plus âgée des trois femmes d'El Hadji, Sembene ne la décrit pas comme une vieille femme qui a perdu son attrait. Il la dépeint comme une femme non seulement attirante physiquement, mais surtout d'un bon tempérament et une épouse exemplaire qui reflète "quiet dignity [and] patient devotion to the principles of a Muslim marriage" (une dignité tranquille [et] une dévotion patiente aux principes d'un mariage musulman) (Gugler et Diop 148).

La première fois qu'Adja Awa Astou est introduite dans le film, elle est présentée en premier plan et en plan américain dans une pose digne et sereine manipulant son sotiou, un long cure-dents associé à la tradition africaine (Metz 114, 116). Elle est vêtue d'un habit traditionnel composé d'un long boubou ainsi que d'une coiffe et d'un châle assortis qui lui couvrent la tête et le cou. Seun Samb, l'actrice qui la représente, n'est pas aussi jeune et jolie que Dieynaba Dieng qui joue le rôle de N'Goné. Elle a aussi une cicatrice sur son sourcil droit permettant au cinéaste de montrer quelques petits ravages de l'âge. Ce n'est que durant la réception du troisième mariage de son mari et l'humiliation d'El Hadji à la fin du film qu'elle est filmée en gros plan. Ceci est rare dans les films de Sembene oü ce sont surtout les plans américains et les plans lointains qui prédominent (Ashbury 89). En effet, le cinéaste réserve les gros plans pour les moments oü il est crucial de diminuer la distance psychologique entre le personnage et le spectateur. Dans le premier cas, il veut dévoiler au spectateur le rapport entre les deux premières épouses et leurs opinions sur le troisième mariage de leur époux. Ce faisant, Sembene montre un des aspects négatifs de la polygamie. Dans le second cas, Sembene veut faire partager au spectateur la souffrance qui se lit sur le visage trempé de larmes d'Awa pendant qu'elle regarde son mari humilié en public.

L'auteur-cinéaste inclut également une femme moderne dans sa peinture réaliste de la femme. Il s'agit d'Oumi N'Doye, la deuxième épouse d'El Hadji qui ne pense qu'à satisfaire ses propres désirs, ne respecte pas son mari et se moque souvent de lui. Quand il a le xala, au lieu de lui témoigner de la compréhension, elle l'insulte: "Je ne suis pas de bois, comme disent les Français. Je te préviens que, moi aussi, je peux aller ailleurs" (Xala 103).5

À l'écran, lorsque les deux époux sont ensemble dans la chambre d'Oumi, Sembene les montre en plan amé-ricain, partageant le cadre des plans. Mais très vite El Hadji devient l'objet silencieux des récriminations d'Oumi. Cette dernière commence à prendre de plus en plus de place sur l'écran quand elle se penche vers lui, insulte Awa et exige qu'il lui donne de l'argent. Elle domine aussi l'espace par sa position au-dessus d'El Hadji. Elle est assise sur un tabouret tandis qu'il est assis sur le lit qui se trouve plus bas. El Hadji essaye de la dompter en se levant et en élevant la voix. Elle n'a toutefois pas peur de ses menaces et le force à se rasseoir. Le spectateur a l'impression que le mari n'a jamais le dessus et que c'est Oumi qui controle toujours la situation. Cette impression est confirmée lorsqu'ils sortent de la chambre et qu'elle le pousse sans ménagement vers la porte.

Sembene ne se limite pas au traitement des relations entre co-épouses et leurs époux. Il affronte aussi la délicate question des rapports entre co-épouses.

Comme je l'ai déjà mentionné, le Coran pose comme condition au mariage polygame que toutes les épouses soient traitées sur un pied d'égalité. Sembene montre que tel n'est très souvent pas le cas en pratique et que la nouvelle femme est presque toujours la favorite. Ceci cause jalousie, rivalité et frustration entre les co-épouses. L'usage incorrect de l'institution polygamique semble être la cause dans Xala des souffrances de la deuxième femme d'El Hadji lors du troisième mariage de ce dernier.

Dans le film, cette jalousie est montrée de manière frappante. Sembene emploie plusieurs "épisodes" pour souligner cet aspect négatif de la polygamie. Les première et deuxième femmes assistent par devoir aux troisièmes noces de mariage de leur mari. Elles vont s'asseoir dans une autre salle que celle oü se passe la réception pour ne pas voir le nouveau couple ensemble. Awa est celle qui souffre le plus de ce mariage. Quant à elle, Oumi est seulement jalouse parce qu'elle n'est plus celle qui va recevoir toutes les attentions sexuelles de son mari. En effet, elle oublie très vite ses problèmes et ne pense qu'à se divertir quand un autre homme s'intéresse à elle. Awa, par contre, se sent mise sur la touche: "Toi et moi, sommes de trop ici", dit-elle à sa co-épouse avant de quitter les festivités. Le contraste entre les deux femmes est beaucoup plus frappant dans le film. La caméra filme d'abord en premier plan le couple formé par Oumi, une grande femme surmontée de sa perruque et à la robe noire décolletée, dansant avec le minuscule Président de la Chambre, les yeux au niveau de la poitrine de sa partenaire. Les intentions satiriques de cette scène sont évidentes. Après cela, la caméra suit Adja Awa Astou qui quitte de manière digne, fière et sereine la propriété de la troisième épouse en passant à côté de la voiture-cadeau à l'entrée de la villa.

Mais la jalousie ne se limite pas aux sentiments que ressentent Adja Awa Astou et Oumi N'Doye envers la jeune co-épouse. Malgré le fait qu'elles se témoignent un minimum de politesse quand elles se rencontrent en public (et ceci se produit très rarement) aucune amitié n'existe entre elles. Il est en fait évident que ces deux femmes ne s'aiment pas. Oumi n'a aucun respect pour Awa, son aínée. Dans le roman, elle dit à la Badiène d'un ton sarcastique sans laisser le temps à sa co-épouse de placer un mot: "N'aie crainte, nous avons l'habitude! Nous sommes une même famille; le même sang coule dans les veines de nos enfants. [...] Je prends exemple sur notre alnée, Adja. Je remercie Yalla de me mettre à l'épreuve, afin qu'à mon tour, moi aussi, je puisse prouver que je ne suis ni jalouse, ni égoïste" (Xala 33).

Oumi est pourtant très jalouse et ne rate pas une occasion d'extérioriser ce sentiment en présence de leur mari en appelant Awa "une vieille peau de poisson sec" et en la soupçonnant d'être la cause de l'impuissance d'El Hadji.

Awa n'est cependant pas sévère et demeure digne. Elle démontre par ses actes qu'elle est consciente de ses droits et obligations en tant que première épouse (Petty 70). Malgré le fait qu'elle se soumet aux règles d'une société polygame, Sembene montre de manière très subtile qu'elle a du pouvoir. C'est le cas, par exemple, dans la scène oü El Hadji se trouve seul avec elle et la prie de sortir de la voiture pour saluer Oumi dans sa villa. Le réalisateur emploie le procédé du champ-contrechamp (Binet 87) pendant leur court échange. Dans chaque champ oü apparalt El Hadji hors de la voiture, il se penche vers Awa et reste dans la partie gauche du cadre pendant qu'Awa prend la partie droite du cadre. Les contrechamps avec Awa, en revanche, la montrent centrée dans le cadre en plan américain. Sembene lui donne de cette façon une position plus imposante à l'écran d'oü elle rappelle avec fermeté à son époux les règles islamiques quant au mariage qui stipulent que c'est Oumi qui doit venir chez elle et pas l'inverse (Petty 70).

Dans le roman, durant la même scène, Sembene peint avec des mots lourds de sens une profondeur d'émo-tions qu'il n'est pas possible de montrer à l'écran. Les paroles d'Awa sont aussi plus sévères:

Elle se maltrisait pour ne pas exploser. Du fin fond d'elle-même, telle des vagues furieuses, sa déception grondait.

Sincèrement croyante, elle se dominait, domptait sa fureur, suppliait son Yalla de l'assister. Contrôlant un débit de paroles, elle dit:

-El Hadji, d'avance je te demande pardon! Mais tu sembles oublier que je suis ta AWA. Je ne mettrai pas les pieds dans cette maison. J'attendrai ici. (Xala 29)

À l'écran, pendant la réception, Oumi s'adresse à Awa sans enlever ses lunettes de soleil. Awa lui fait comprendre, en baissant les lunettes de cette dernière, qu'elle se rend compte qu'elle souffre aussi, cachée derrière le masque de ses lunettes noires. Les deux femmes apparaissent sur l'écran en gros premier plan, une technique que Sembene utilise quand il veut attirer l'attention du spectateur. Awa montre alors à Oumi que c'est elle qui commande lorsque, après avoir pris une petite gorgée de coca-cola, Awa passe le verre à Oumi pour qu'elle le remette sur la table. Le regard contrarié d'Oumi, montré en gros plan, ainsi que son hésitation, dévoilent clairement ses émotions envers son aínée. Après le départ de Awa,

departed in a gale of anger that sweeps from her headgear to rustle the hanging vines, the camera closes in on Oumi as she plucks the miniature effigy of the couple off the wedding cake, and then snaps off the effigy's headjust as the camera cuts to the car key. (Adesokan 64)

partie dans une bourrasque de colère émanant de son couvre-chef pour causer de bruissements dans les vignes suspendues, la caméra se referme sur Oumi arrachant l'effigie miniature du couple hors du gâteau de mariage, avant de couper la tête de l'effigie lorsque la caméra se tourne vers la clé de la voiture.

En raison de ces relations peu satisfaisantes dans les mariages polygames, quelques personnages féminins se rebellent contre leur condition. Rien n'illustre mieux ce point que Xala oü le sentiment de révolte conduit quelques femmes à quitter leur époux, voire à divorcer. Sembene montre les deux plus jeunes femmes d'El Hadji, mues par l'égoïsme et la rapacité, délaissant leur époux parce qu'il n'est plus capable de leur offrir la vie de confort et de luxe qu'elles attendent: "Le même jour, après avoir quitté El Hadji, Yay Bineta déménageait avec la troisième femme. Les femmes louèrent un camion-taxi, y empilèrent les meubles, la vaisselle, laissèrent les portes grandes ouvertes" (Xala 153).

À l'écrit, Sembene consacre quatre pages (155-9) à la demande de divorce faite par la marieuse qui, une fois de plus, fait tout au lieu de N'Goné. Le seul objet qu'elle rend à El Hadji est le diadème et le mannequin habillé de la robe de mariée. En quittant la maison de ses beaux-parents, El Hadji comprend vite pourquoi N'Goné avait eu hâte de divorcer: "À leur rencontre arrivait N'Goné, la main dans la main avec un jeune homme en chemise cintrée; son pantalon bridait ses fesses" (159). La demande de divorce est omise à l'écran. Sembene la remplace par la séquence saisissante et symbolique de la remise du mannequin. On voit le voile de la mariée voler dans le vent hors de la fenêtre de la voiture. Ce voile est symbolique du mariage éphémère qui n'a pas su résister aux obstacles de la vie parce qu'il était seulement fondé sur l'avidité.

Quant à Oumi N'Doye, "sans prévenir son mari, elle alla s'installer chez ses parents dans un quartier populaire avec sa progéniture. [...] [E]lle vida, elle aussi, la villa jusqu'aux rideaux, frigidaires, tapis, etc." (154).

À l'écran, Sembene ne montre pas sa destination, mais le cinéaste consacre toute une scène à son départ. Elle fait vider la villa de chaque meuble et de chaque tableau. Sembene souligne ici combien les objets lui sont importants et confirme que le mariage était fondé sur le matérialisme.

La "vieille" Awa (mot arabe qui veut dire: première épouse, nom de la première femme sur terre) (29) ne se comporte pas de cette manière. Elle comprend l'institution polygamique et accepte son rôle traditionnel de soutien de son mari sans se préoccuper de l'argent et du succès. Elle lui reste fidèle pendant ses mésaventures, vend même ses bijoux pour l'aider à payer ses dettes (152) et reste près de lui pendant son humiliation. Le message que Sembene communique indique que la polygamie a été une malédiction pour El Hadji et qu'il aurait pu vivre une vie réussie s'il s'était contenté d'Awa. C'est elle qui, selon Sembene, est la plus importante.

 

L'adversaire de la polygamie

En marge des personnages féminins que j'ai étudiés jusqu'ici et qui se trouvent contraints de se conformer aux obligations de la vie conjugale, on rencontre également une femme célibataire qui approche cette institution de l'extérieur. C'est à travers cette femme que Sembene laisse entrevoir les raisons pour lesquelles la plupart des femmes se trouvent prises au piège des abus de la polygamie.

Rama, qui est sans aucun doute le porte-parole de Sembene (Pfaff 30), est la seule à se prononcer suffisamment sur ce sujet dans le film et dans le roman pour que l'on puisse en tirer un certain nombre de conclusions. Ce n'est pas un hasard si Rama fréquente l'université. Sa formation intellectuelle va de pair avec son rejet des traditions et surtout de l'obligation de soumission et de docilité de la femme mariée.6 Rama ne cache pas à sa mère qu'elle n'est pas d'accord avec le troisième mariage de son père: "Mère, tu ne vas pas nous dire, ici, à Mactar et moi, que tu es d'accord, que ce troisième mariage de père a lieu avec ton consentement! [...]-Mère, je ne suis pas une petite fille. J'ai vingt ans. Jamais je ne partagerai mon mari avec une autre femme" (25).

Elle n'hésite pas non plus à faire savoir à son père qu'elle est "foncièrement contre la polygamie" (71): "Je suis contre ce mariage. Un polygame n'est jamais un homme franc" (27).

Malgré le fait que Sembene dépeint Rama comme féministe et radicale, il montre dans le roman qu'elle n'a toutefois pas perdu sa féminité lorsqu'elle parle en plaisantant avec son petit ami, un homme instruit comme elle (72). On apprend qu'ils ont l'intention de se marier, qu'ils se considèrent égaux et qu'il n'est pas question de mariage polygame.

À l'écran, Rama n'a pas de petit ami et elle est aussi une jeune universitaire libérale. Son esprit combatif et son affiliation politique sont reflétés par les signifiants visuels éloquents des posters d'Amilcar Lopes Cabral et de Samory Touré, deux héros de la résistance contre le colonialisme, qui se trouvent accrochés aux murs de sa chambre.

Comme ses posters, les vêtements que Rama porte suggèrent aussi qu'elle ne suit pas aveuglement les cultures étrangères.7 C'est une femme intelligente à l'esprit équilibré qui est capable de s'approprier les éléments positifs de la culture occidentale sans compromettre son identité africaine. Il est aussi évident que le troisième mariage de son père la révolte, comme le reflètent dès le début du film ses paroles encore plus acerbes que celles prononcées dans le roman: "Jamais je ne partagerai mon mari avec une autre femme! [.] Je ne mettrai pas les pieds à la cérémonie! [.] Les hommes sont tous des salauds. [... ] Tout homme qui pratique la polygamie est un menteur".

Ces paroles sont prononcées pendant que le père et la fille sont filmés face à face dans un gros plan qui accentue l'hostilité entre eux. Elle répète ses paroles sans avoir peur des menaces de son père. Elle refuse ain-si d'accepter l'ordre patriarcal représenté par son père et par le système polygamique soutenu par les hommes (Thackway 176). Cependant, comme Sembene, elle a un sens de l'équilibre, elle aime son père et, à la fin du film, le réalisateur montre Rama l'aidant à se racheter une fois qu'il s'est rendu compte des fautes qu'il a commises.

 

Conclusion

Le griot moderne qu'est Sembene dépeint le rôle de la femme dans le contexte du mariage de manière réaliste et minutieuse. Il sait que la vie est complexe et il la décrit comme telle: une vie remplie d'obstacles auxquels les femmes sont confrontées. Cette peinture révèle les multiples nuances d'un environnement influencé depuis maintes générations par plusieurs facteurs tels l'animisme, l'Islam et le modèle capitaliste occidental. Il en résulte des contradictions qui ne sont cependant qu'apparentes. Par exemple, Sembene ne se contredit pas lorsqu'il présente les personnages féminins incarnant la culture traditionnelle africaine tantôt de manière positive, comme dans le cas d'Adja Astou, tantôt de manière négative, comme dans le cas de la Badienne. Ceci est le cas parce que l'artiste-militant transcende les distinctions abstraites et superficielles, telles que celle qui existe entre la femme traditionnelle africaine et la femme occidentalisée, pour séparer de manière presque chirurgicale ce qu'il considère positif de ce qu'il considère négatif dans le prisme complexe de l'existence des Africaines. Par exemple, Sembene ne décrit pas toutes les femmes comme victimes de la polygamie. Il adopte cette approche parce qu'il plaide pour un amalgame des atouts dont les Africaines disposent, quelles que soient leurs origines. L'étudiante Rama incarne l'idéal de Sembene: Instruite, indépendante, elle ne se soumet pas aux volontés de son père et s'oppose à la polygamie.

L'écrit est le moyen d'expression le plus approprié pour inclure exceptions et nuances en raison des moindres contraintes quant à la longueur. Dans le roman, il introduit donc au lecteur étranger les détails des relations familiales de la bourgeoisie à Dakar et, en ce faisant, "denounces these arrivistes of early postcolonial days'" (dénonce les parvenus du début de l'époque postcoloniale) (Gugler et Diop 153). À l'écran, le cinéaste n'a ni les moyens ni souvent le temps d'inclure autant de détails. Il choisit cependant certains aspects de l'écrit et les amplifie à l'aide de la richesse de techniques cinématographiques à sa disposition pour manipuler l'opinion du spectateur sénégalais sur certains sujets, comme le mariage polygame, pour atteindre son but principal qui est d'éduquer son peuple.

 

Remerciements

Cet article s'inspire en partie de la thèse de doctorat de Maria do Céu Oliveira Vrancken intitulée "L'idéologie d'Ousmane Sembene: de l'oeuvre écrite à l'oeuvre filmée", décernée en 2008 par l'Université du Cap sous la supervision du Professeur Anny Wynchank.

 

Notes

1 Toutes les traductions sont les miennes.
2 Quoique le roman ait été publié en 1973 et le film soit sorti une année plus tard, c'est le scénario qui a été conçu avant le texte littéraire (Diang'a 146).
3 J'ai classifié ce mariage comme traditionnel quoiqu'il comporte un grand nombre d'imitations des modes occidentales parce que l'écrivain explique que les coutumes et la tradition ont occupé une place importante dans la cérémonie: "Pour ce troisième mariage, la partie traditionaliste se tenait chez les parents de la jeune fille. Ici, la coutume avait été respectée, mieux, on avait ressuscité l'antique règle" (X 12).
4 Elle est en effet, selon la tradition africaine, considérée aussi comme la mère de sa nièce (Gugler et Diop 149): "Yay Bineta, tu es connue de tout N'Dakarrou, N'Goné est ta fille" (X 16) dit Mam Fatou.
5 El Hadji est atteint d'une impuissance sexuelle, physique, psychologique ainsi qu'économique.
6 Son travail à l'université consiste en traductions du français vers le wolof (Harrow 180).
7 Elle s'habille parfois en jeans et porte parfois un boubou sénégalais.

 

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Submitted: 17 February 2020
Accepted: 30 June 2020
Published: 10 November 2020

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