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Tydskrif vir Letterkunde

versión On-line ISSN 2309-9070
versión impresa ISSN 0041-476X

Tydskr. letterkd. vol.50 no.1 Pretoria ene. 2013

 

Culturalisme et réflexion existentialiste-Une lecture de Retour de manivelle de Julien Kilanga Musinde

 

Culturalism and existentialist thought- A reading of Julien Kilanga Musinde's Retour de manivelle

 

 

Patrick Kabeya Mwepu

Patrick Kabeya Mwepu né en RDC, Docteur en langue et literature françaises (Université du Cap), professeur associé et directeur de l'École des langues (Université Rhodes), auteur d'un livre et de plusieurs articles en literature africaine francophone, rédacteur-adjoint de la revue French Studies in Southern Africa. E-mail: p.mwepu@ru.ac.za

 

 


ABSTRACT

Published in 2008, the novel Retour de manivelle by Julien Kilanga Musinde revives the unfinished debate related to the search of identity in African writing. The universe depicted represents the modern society and Musinde's main character is changing as fast as he relocates to a different society. The author depicts this flexibility as a strength that commands the adaptability of the character without suppressing the initial culture of the protagonist. Musinde chooses to freely express his fantasy and, at the same time, integrate his subjective world vision and multidimensional scholarship in the interpretation of the identity. The question of culture being central to the novel, the paper is aimed at demonstrating, however, that the culture that is depicted as both exclusive and dynamic in Musinde's work should be understood mainly in cyclic perception in which both the starting and the arrival points are joining in a unique individual subjectivity, such a subjectivity having the potential of engendering a new discourse by attempting to juxtapose conflicting ways of life. The paper also demonstrates how Musinde distances himself from the materialistic world vision commonly expressed by existentialists and Epicurean philosophers. This attitude allows the author to reflect on the interconnectivity between the immediate empirical reality and the world beyond from the perspective of a transnational African intellectual in a globalizing world.

Keywords: Congolese literature, cultural identity, existentialism, globalisation, Julien Kilanga Musinde, meaning of death.


 

 

De manière générale la littérature africaine moderne a la réputation d'être ancrée dans l'immédiateté des faits de la vie sociopolitique si bien qu'un lecteur avisé y découvrirait des redites nombreuses et prédictibles. Il n'est pas surprenant de constater que les écrivains africains ont tendance, dans la majorité des cas, à puiser aux mêmes sources d'inspiration qui peuvent se résumer en la mégestion des affaires de l'État et la dénonciation des maux sociaux comme la corruption, la dictature, le néocolonialisme, etc. Aussi le rôle de l'écrivain et celui de l'historien se confondent-ils parfois lorsque les questions socio-politiques préoccupent tous les deux. Bien que les tendances de la littérature africaine moderne soient de nos jours variées, on remarque cependant que généralement, comme le constate Madebe dans son étude sémiotique sur la littérature francophone, "la littérature africaine ne s'affirme que par sa dépendance à l'Histoire et par conséquent, au politique, les productions littéraires se définissant elles-mêmes comme de prises de position face à l'Histoire"(Madebe 93). Cette dépendance à l'Histoire qui tient l'écrivain africain comme "un nœud gordien"(Nganang 88), est l'une des caractéristiques majeures de l'écriture africaine postcoloniale.

Pourtant, la lecture de Retour de manivelle de Julien Kilanga Musinde laisse voir au lecteur que l'auteur des "Vagissements"possède un avis contraire dans l'orientation de sa plume et dans la vision qu'il a pour la littérature de son pays, la République Démocratique du Congo, et de l'Afrique en général.1 Sur les traces de ses concitoyens et prédécesseurs, à savoir Vumbi Yoka Mudimbe et George Ngal, Musinde tente de remettre les pendules à l'heure en rappelant une conception philosophique de la littérature dans un monde où elle semble tomber en désuétude. Dans ce roman publié en 2008, l'auteur, par le truchement de son héros, sent l'envie de se démarquer d'une écriture axée généralement sur le quotidien qu'il considère comme étant "déjà dénaturé"(119). Pour Musinde, la prospérité d'une culture (littérature) est fonction de la prospérité d'une nation (119). Il en déduit qu'une écriture engagée dans le quotidien serait décadente étant donné qu'elle serait encline à décrire "les malheurs de l'époque, les guerres, la faim, la pauvreté, la violence et la dictature"(119). Par contre, Musinde se penche à sa manière dans ce roman sur des questions culturelles et philosophiques livrant ainsi au lecteur sa vision ontologique. On peut voir que l'auteur présente au public un roman à thèse destinée à promouvoir sa vision de l'essence de l'être. Retour de manivelle se présente aussi comme une définition du soi et de Vautre qui ne manque pas de ressusciter la question existentialiste sur le sens de la mort. Toutefois, l'auteur présente sa vision du monde, donnant implicitement au lecteur une appréhension imagée des questions de haute portée philosophique.

Concernant l'histoire, le roman Retour de manivelle est centré sur la problématique de l'identité culturelle dans une société mondialisée. Le héros, Josué, raconte sa vie selon la perspective d'un adulte : une naissance modeste au village avant de rejoindre la ville, une évolution scolaire exceptionnelle, la chance d'occuper des postes de responsabilité, etc. Le retour au village natal du héros, déjà adulte et ayant acquis un statut de fonctionnaire international, semble être le moment fort du roman qui voit le protagoniste ressusciter, au propre comme au figuré, parmi les siens au terme d'un bref séjour dans le "royaume"des morts.

 

La question de l'identité culturelle

La quête de l'identité en littérature africaine est aussi vieille que la littérature elle-même. Dans le roman Un homme pareil aux autres, par exemple, René Maran mettait déjà sur scène un personnage problématique. Le héros Jean Veneuse déclarait ce qui suit : "Venu à Bordeaux tout enfant, à une époque où il aurait été difficile d'y trouver huit ou dix nègres, mes meilleurs amis sont des Blancs. Je pense et vis à la française. La France est ma religion. Je ramène tout à elle. Enfin, hormis ma couleur, je me sais Européen" (Maran 184).

Ce passage traduit non seulement la perte d'une identité traditionnelle mais aussi l'acquisition d'une nouvelle identité par un même sujet. Il s'agit d'une représentation romancée de la déchéance qui menace certaines cultures dans un contexte de cohabitation et d'affrontement culturel. Or, il n'est pas dans l'intérêt d'un peuple de voir sa culture disparaître. Comment donc prévenir une menace culturelle imminente dans une société africaine postcoloniale tournée vers Tailleurs ? Préconiserait-on de vivre en ermite pour mieux conserver sa culture ? Dans le roman Retour de manivelle, Musinde s'interroge et tente de répondre à sa manière à cette préoccupation. Dès le début du roman, on peut lire ce qui suit : "Mon fils, je sais que tu veux aller vers ces pays lointains au contact d'autres cultures. Je ne veux pas te l'interdire. Mais il faut d'abord assimiler ta propre culture avant d'aller vers celles des autres." (10)

Tels sont les propos que le père de Josué, le héros du roman, adresse à son fils à la veille d'un périple qui le conduirait loin de sa terre natale. Ces instructions font partie des préparatifs du voyage et méritent d'être interprétés, à l'instar de ceux du roman de Kourouma, comme étant un effort pour "adoucir, voire détourner le mauvais sort"(Kourouma 151) au voyageur. Situés au début du roman (à la deuxième page du livre), ces propos posent indirectement la problématique d'une ontologie sous-tendue par une essence culturelle qui fait partie intégrante de l'identité du héros, qui ici pourrait symboliser l'intellectuel africain moderne. Il est évident que le personnage central, Josué, est unjeune qui n'a pas encore pénétré profondément sa culture. Ainsi les propos "il faut d'abord assimiler ta culture"sonnent comme une obligation morale faite par un maître (le père) à un novice (le fils). Loin d'être une simple exhortation, ces propos sont à comprendre comme une coercition morale que viennent renforcer, sur le plan stylistique, les impératifs du genre "regarde cet arbre" (10), "regarde ces feuilles", "regarde-les bien"(11), etc. Ces impératifs mettent l'emphase sur l'initiation au secret de la nature au terme de laquelle, en guise de couronnement rituel, l'initié est convié à "boire du vin de palme dans une corne de buffle"(11).

La réflexion autour de ce symbolisme naturel pourrait révéler le fait que la tendance actuellement pour les jeunes et les intellectuels africains est d'aller vers les autres à la découverte du monde. Ce rapetissement de l'espace, comme le disait Senghor, "tend à provoquer une réaction d'autodéfense contre l'uniformisation"(Biondi 122). Le rite consistant à "boire dans la corne du buffle"constitue un rappel à l'ordre lancé à l'intellectuel africain, l'invitant à composer avec la nature (le temple) (13) et la terre natale ; cette dernière à son tour renvoie non seulement aux sentiments patriotiques qui devraient caractériser l'intellectuel africain dans sa rencontre avec l'"autre monde"mais aussi à l'attachement indéfectible à l'histoire et au passé que l'écrivain considère comme un creuset de forces sacrées. C 'est dans ce sens que l'on pourrait comprendre l'évocation du mot "ancêtres"qui vient à son tour renforcer l'idée du sacré reprise dans la séquence "temple où toute prière adressée aux ancêtres trouve une place de choix"(13). La sympathie entre l'homme et la nature (qui est sacrée) se rapproche de la vision baudelairienne selon laquelle le spirituel et le matériel communient harmonieusement comme on pourrait le lire dans le poème "Correspondances"du recueil Les Fleurs du Mal :

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers. (Baudelaire 85)

Dans l'univers de Musinde, la "nature sacrée"de Baudelaire acquiert une seconde dimension : elle devient spécifique. La spécificité de ce "temple"est exprimée par les démonstratifs du genre : "cet arbre", "cette corne de buffle", "cette forêt", etc. La spécification de la nature, ou mieux son individualisation, est une expression imagée de "l'instinct de la terre"qui voit le personnage de Josué "se perdre"à travers le monde et "se retrouver "une fois dans son terroir. Musinde garde ainsi sa vision du monde enracinée dans une culture spécifiée dont les instruments de transport vers l'au-delà sont prédéterminés. Et l'auteur de conclure : "la vie et le développement de ce pays dépend (sic) largement de l'observance équilibrée des directives de la main de la tradition."(125).

Dans cette perspective, les impératifs absolus ramenant le héros à la tradition de sa terre natale préviendraient-ils les "citoyens"de la disparition de leur culture nationale lorsqu'elle sera confrontée à une nouvelle culture ? Même sans se déplacer, la menace d'une "mort culturelle"se fait parfois sentir localement étant donnés les interactions multiformes et l'influence des médias. Le souci du père est de ne pas voir sa culture disparaître. Ce même souci qui a été éprouvé par Senghor, par exemple, constitue un alibi pour ceux qui veulent voir rayonner leur propre culture, en dépit de la multiplicité des menaces. C 'est avec regret que Senghor exprimait sa tristesse de voir disparaître à petit feu la culture de son pays dans le milieu même à partir duquel elle aurait dû irradier : "Ma tristesse le jour où Joal, mon village natal, me recevait pour fêter mes soixante-dix ans ! Lesjeunes filles ne savaient plus chanter, créer des chants gymniques à la gloire de leurs 'champions noirs et élancés'. Ni lesjeunes hommes danser la danse de la victoire en secouant leurs clochettes de bronze" (Biondi 122-23).

Dans cette perspective, l'univers de Musinde constitue une subjectivité visant à revaloriser ou à promouvoir une vision du monde menacée ou mal représentée suite au désintéressement de ceux qui auraient dû la promouvoir ou à la mauvaise foi et l'ignorance de ceux qui l'appréhendent in vitro. Dans ce sens, l'effort de Musinde est de placer son imaginaire dans un contexte postcoloniale que Moura présente de la sorte :

Aux yeux de la critique postcoloniale, l'œuvre vise à se situer dans le monde en se branchant sur un ensemble socio-culturel enraciné en un territoire, ce branchement étant fréquemment rendu difficile en raison d'une (tenace) hiérarchisation européenne-que ce soit la dévalorisation pure et simple du "primitif"-des traditions concernées. La scénographie postcoloniale a d'abord cette particularité que l'œuvre vise à légitimer la culture dont elle émane en se donnant pour le prolongement actuel de ses traditions. (Moura 111)

Partant de cet appel à l'approfondissement préalable de sa propre culture, Musinde relance le débat on ne peut plus culturaliste, débat qui depuis un certain temps a été évincé, à quelques exceptions près, par le primat du politique sur le culturel dans un continent rongé par des maux politiques tels l'esclavage, la colonisation, la dictature, le néocolonialisme, etc. On remarque que le précepte socratique, "connais-toi toi-même", est à l'œuvre, étant donné que le héros de Musinde semble "se montrer un homme", peut-être pas toujours pareil aux autres, mais celui qui n'oublierait pas facilement ses racines, même au-delà du terroir qui l'a vu naître.

 

Un être multiculturel

La problématique culturelle fait l'ossature de Retour de manivelle. L'observation la plus immédiate montre cependant que la vision du monde exprimée dans l'œuvre est loin de dépeindre et de promouvoir un ghetto culturel dans lequel les sujets sont, de manière statique et essentialiste, voués à un chauvinisme porté à son paroxysme. On notera que Y ethos qui, d'ordinaire, est "associé à un personnage typique : griot africain, quimboiseur antillais ou le conteur oriental" est ici incarné dans le personnage de Josué (Moura 122). Le choix de ce nomjudéo-chrétien, dans un contexte de promotion de la culture africaine n'est ni neutre ni arbitraire. Si la narration du texte est assurée par ce personnage portant un nom étranger, contrairement à la culture de son village, on peut déjà entrevoir l'intention de l'auteur de créer un univers différent. Réfléchissant sur l'onomastique africaine, Malonga écrit ce qui suit : "Chez les Bantu [...] nommer c'est aussi synonyme de définir l'identité de l'individu nommé en même temps dire l'état et, parfois, la structure psychologique, sinon la pensée de celui qui nomme [...] le nom est un message qui désigne le porteur durant sa vie." (Malonga 26-27)

Il en résulte que, malgré l'impératif de l'observance de la tradition, Retour de manivelle est loin de confiner les personnages dans un univers culturellement autarcique. Malgré l'importance de sa tradition, vivre en vase clos serait suicidaire. L'œuvre de Musinde est une vision du monde, celle de l'intellectuel africain moderne contraint par la force des choses d'aller vers l'autre comme on peut le lire dans l'intention du héros : "Je veux aller vers un univers inconnu ou aucun guide fiable n'est prévu. Et pourtant, il faut que j'y aille." (13)

Quitter sa terre natale c'est aussi un besoin à l'époque des grands contacts où "tout est à repenser "(57). La rencontre de l'autre devenant une nécessité, partir contribuerait à engendrer "une civilisation idéale qui ne saurait être que métisse, comme le furent les plus grandes civilisations de l'Histoire, celles de Sumer, de l'Égypte, de l'Inde, voire celles de la Chine et de la Grèce."(Senghor 96)

Musinde met sur scène un personnage qui s'abreuve à d'autres cultures. Le protagoniste déclare, par exemple, être "partagé entre la pratique externe, la pensée philosophique et littéraire tirée de ses diverses lectures"(33). Josué fait preuve d'une éducation humaniste dans laquelle la culture gréco-latine occupe une place de choix. Ceci est lisible non seulement à travers des expressions latines traduites dans le texte "le temps qui ronge tout"(tempus edax rerum) (20), "le temps qui ne nous laisse jamais les mêmes"(o tempora o mores) (20), mais aussi dans l'évocation de la mythologie grecque relative à Eurydice et Orphée (21). Le protagoniste du Retour de manivelle est aussi lecteur de Voltaire et ne cesse de renvoyer le lecteur au personnage de Candide pour qui "tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes"(21, 33). À côté de Candide, on voit bien que le personnage de Josué a lu des grands classiques et pourrait même réciter de mémoire la célèbre "Chanson de Roland", les poèmes de François Villon, ceux de Ronsard, Du Bellay, de Racine, de La Fontaine, de Corneille, etc. (31) et pouvait parler avec aisance de Montaigne, Rabelais, Pascal, Descartes, Molière, Musset, de Vigny, Kafka, Hopkins, Shakespeare, Baudelaire, etc. (32). L'évocation de tous ces auteurs démontre que Josué est un humaniste dont la culture multidimensionnelle va au-delà de son village d'origine.

Cependant le souvenir du rite de la corne du buffle et du vin de palme, rite accompli avant de quitter sa terre natale, mérite d'être interprété comme un facteur déterminant qui lie le héros au temple de son terroir (la nature) comme le ferait le cordon ombilical de l'embryon au placenta maternel. Ce symbolisme traduit une spiritualité dont la force se veut supérieure à toute tentative d'usurpation externe. L'on pourrait donc penser à une transmission de force surnaturelle (par cette cérémonie) qui fait que la personne ainsi admise, à la manière d'un baptême religieux, possède d'immenses pouvoirs immatériels qui la font accéder à la caste des initiés détenteurs d'un savoir ésotérique considérable. Cela revient à dire que Musinde, dans Retour de manivelle, présente au lecteur un héros dont le caractère est invincible. C 'est justement cette invincibilité (il faut au métis culturel, comme au métis biologique, une rare force de caractère, qui lui permette de dominer et de concilier ses fécondes contradictions (Senghor 96-97)) qui va faire qu'au lieu de se perdre dans l'universel le héros détienne plusieurs cultures qui viennent s'accumuler autour d'une culture fortement et préalablement enracinée et intériorisée ; et par conséquent, le héros devient "le siège de plusieurs cultures"(115). Y a-t-il affrontement des cultures ? À première approximation, le lecteur serait tenté de le croire : "On m'a ainsi introduit dans le monde occidental. Il nous était interdit de parler en langues locales. Parler une langue nationale était une raison suffisante pour être exclu de l'école." (31)

Néanmoins, lorsqu'on considère que le héros a été préparé et qu'il est "habité"par une force permanente "in nobis sine nobis", nous pensons que l'utilisation des termes "je devenais ainsi le siège des plusieurs cultures"serait justifiée dans la mesure où ces cultures sont intégrées et maîtrisées sans aliénation ni heurts. C 'est cettejuxtaposition culturelle fondée sur le respect mutuel que Glissant appelle "créolisation", un concept qui dépasse la dimension linguistique et que l'auteur définit comme suit : "La créolisation exige que les éléments hétérogènes mis en relation "s'intervalorisent", c'est-à-dire qu'il n'y ait pas de dégradation ou de diminution de l'être, soit de l'intérieur, soit de l'extérieur, dans ce contact et dans ce mélange." (Glissant 19)

Le héros de Musinde est non seulement un être libre, mais aussi un pour soi dont le libre arbitre n'est pas à la merci des courants de pensées contradictoires qu'il contrôle et transcende. En internationaliste, il fait siens ces propos de Senghor : "L'internationalisme ne s'édifiera qu'à partir des réalités nationales, voire de celles de la patrie. [...] Mais l'internationalisme, ou mieux la civilisation de l'universel, doit s'édifier en transcendant les nations." (Biondi 120)

Pourtant, on peut lire une inquiétude grandissante dans le chef du héros qui se croit "vivre dans un monde différent de celui des autres"(45). Cette idée de "différence"est renforcée par celle du "vide": "je regarde autour de moi, un vide"(45). Et ce "vide"est à son tour renforcé par le sentiment de "solitude"(45) qui hante le protagoniste. Comment alors comprendre ce vide, ou mieux cette peur du vide ?

Dans un contexte multiculturel, l'intellectuel africain vivant en Occident, comme le héros de Retour de manivelle, sent le besoin d'aller vers l'autre (l'Occidental) et de lui apporter sa contribution. Cependant lorsqu'il est rejeté par l'autre, il se sent seul, et c'est l'éternelle viduité, aussi bien psychologique que matérielle, qui vient s'accaparer de sa conscience. Josué affirme "ne pas encore sentir cette viduité parce que sa terre d'asile actuelle (l'Europe) continue d'utiliser son savoir "(122). Ces propos suggèrent que la valeur d'un homme serait définie par la reconnaissance de son mérite par la société à laquelle il appartient. Ceci relèverait donc de la tradition africaine selon laquelle "l'homme n'existe que par la communauté"comme le dit ce proverbe zoulou : umuntu ngumuntu ngabantu.

Si le sentiment du "vide"est entraîné par le rejet de la société, la question du motif pour lequel le héros est rejeté reste entière. Il est évident que l'œuvre de Musinde mérite d'être lu à la lumière d'autres œuvres, notamment Terre des hommes où une question similaire est posée : "Pourquoi nous haïr ? Nous sommes solidaires, emportés sur la même planète, équipage d'un même navire. Et s'il est bon que des civilisations s'opposent pour favoriser des synthèses nouvelles, il est monstrueux qu'elles s'entredévorent." (Saint-Exupéry 233)

Par ailleurs, Josué n'est pas un personnage amoral qui serait l'égal de Meursault du roman LÉtranger d'Albert Camus qui ignorerait les lois sociales,2 ni même ce personnage immoraliste, à l'instar de Michel du roman de Gide du même nom,3 qui substituerait ses propres lois aux lois de la nouvelle société. Josué est par contre ce personnage rationnel et légaliste qui comprend les lois de sa nouvelle société mais qui est pourtant jugé durement lorsqu'il tente d'y apporter les lois de sa société d'origine auxquelles il croit fermement :

Un jour, ne pouvant pas supporter ma solitude, j'ai frappé à la porte de ma voisine pour faire sa connaissance. Cette dame m'a brutalement répondu en menaçant de faire venir la police. Quand j'ai parlé à des amis qui avaient assuré mon accueil à Vouillé, ils se sont moqués de moi en me recommandant de ne plus tenter cette expérience dangereuse. Qu'y a-t-il d'anormal à prendre contact avec des voisins lorsque ma culture l'autorise ? (114-15)

D'après cet extrait et l'ensemble du texte, le héros sent le "devoir de chercher nécessairement à se faire comprendre"(54) pour combler le vide et vivre parmi les autres. Le voyage ayant permis au héros de faire un premier pas vers l'autre, il appartient donc à Vautre de se montrer disponible en sortant d'un "occidentalisme-ghetto"dans lequel son éducation et sa culture le contraignent de vivre. Ce qui a été dit aux Africains du roman de Ngal reste encore valable pour les Occidentaux de l'œuvre de Musinde :

Ce qu'un camarade a appelé tout à l'heure "attentat contre notre sécurité"n'est rien d'autre que "attentat contre notre spécificité, contre notre repli sur nous-mêmes. Mais n'oublions pas qu'une "spécificité"prépare sa propre asphyxie dans la mesure où elle ne reçoit pas l'oxygène de l'extérieur. Les cultures ne survivent que par l'ouverture à d'autres cultures qui les libèrent de leur tendance au narcissisme collectif. (Ngal 112)

Visiblement, le protagoniste de Retour de manivelle est un artisan du développement créatif dans la mesure où il appartient à plusieurs cultures sans aliéner aucune d'elles. (Biondi 124)

 

Qui suis-je ?

Réfléchissant sur la relation entre la pensée philosophique et l'écriture littéraire, Albert Camus estimait qu'"un roman n'est jamais qu'une philosophie mise en images", et que "dans un bon roman toute la philosophie est passée dans les images"(1417). La lecture de Retour de manivelle expose la récurrence de la question existentielle "qui suis-je ?", notamment aux pages 48, 63, etc. D'aucuns pourraient en faire des analyses philosophiques qui pourraient déboucher sur des trouvailles ontologiques multidimensionnelles. Cependant nous voudrions proposer ici une analyse métaphorique autour des images majeures utilisées par le héros pour se définir.

La bête

Dans Retour de manivelle, Musinde revient à la problématique de la définition ontologique de l'homme. Examinons ces propos tenus au héros du roman lors de la soutenance de sa thèse de doctorat à l'Université de l'Ubal : "Ce que tu as fait, aucune bête ne l'aurait fait, a conclu un des membres dujury, se référant à une phrase d'Antoine de Saint-Exupéry tirée de Terre des hommes ou de Volde nuit." (81)

Dans cet extrait, Musinde est évasif autour de l'œuvre de Saint-Exupéry d'où ces propos ont été tirés. Il s'agit bien des propos tenus par Henri Guillaumet repris dans Terre des hommes de Saint-Exupéry de la sorte : "Ce que j'ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l'aurait faif" (45, 52). Même si ces propos repris indifféremment au compte de Saint-Exupéry mettent en exergue la propriété de l'endurance physique propre à l'animal, l'image de la bête montre que la première définition de l'homme part de l'essence animale avant l'ajout de tout autre attribut. L'œuvre renvoie, sans l'exprimer explicitement, à l'ontologie platonicienne selon laquelle "l'homme est un animal bipède sans plumes". Cette considération basée sur les caractéristiques physiques est renforcée dans le texte par la réflexion du personnage d'Huguette, future épouse de Josué, sur le sens de la vie : "j'agis, je parle, je ne sais rien et pourtantj'existe"(63). Cela reviendrait à dire qu'on peut exister sans tout savoir sur le sens de la vie, c'est-à-dire sans réflexion critique autour de soi. Dans ce sens, l'existence même serait absurde car elle échappe à toute appréhension philosophique. C'est l'image de la bête. À la différence d'Huguette qui ne sait rien de son existence Josué "pense"car ce qu'il "a fait" (une excellente thèse de doctorat) est de l'ordre du rationnel ; et "aucune bête ne l'aurait fait"suggère que Josué est une bête hors du commun et, par déduction, une bête dotée, en plus de son physique, d'un intellect exceptionnellement doué.

S'agit-il d'une référence implicite au fameux roseau de Blaise Pascal, "l'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant"(130) ? Le lecteur pourrait établir cette équivalence dès lors que le protagoniste de Musinde affirme avoir lu Pascal (32). Le roseau pensant de Pascal équivaut à la bête intellectuellement douée de Musinde. Aussi l'auteur tente-t-il de situer l'homme ou l'intellectuel africain, par le fait de son effort de penser, au-delà de tous les autres qui ont encore beaucoup de similarités avec le commun des mortels. Cette perception du monde est une première partie de la réponse que Musinde semble apporter à la question "qui suis-je". Étant donné qu'il a été démontré que le héros Josué est un humaniste qui s'abreuve à toutes les cultures, on peut affirmer que son intérêt à la pensée platonicienne et voltairienne, par exemple, l'aurait poussé à définir l'homme à partir de l'attribut animal. Dans Candide, qui semble être l'une des sources d'inspiration de Musinde, le personnage de Pangloss pose la question suivante à un derviche turc : "Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l'homme a été formé"(Voltaire 241). Ainsi l'image de la bête est ressuscitée dans un monde où elle ne serait plus à la mode pour exhumer le débat sur l'essence animale de l'homme.

La silhouette

Le mot "silhouette"est employé plusieurs fois dans le roman, notamment aux pages 35, 64, etc. Dans les propos "je marche derrière ma silhouette"(35). La propriété d'une silhouette n'est pas de trainer l'objet qui la crée, mais plutôt de dépendre de la lumière et des mouvements de cet objet. Si le héros affirme pouvoir "marcher derrière sa silhouette", on pourrait à la limite comprendre cette image comme étant la faculté qu'a l'intellectuel africain de se définir en tant qu'être ; le moment de son hésitation, comme il en est dans le texte (35), n'arrête cependant pas le déroulement des actions susceptibles d'influencer son destin. Loin de constituer le destin de l'homme, l'image de la silhouette qui traine son auteur serait l'inaction de l'homme dans son incompréhension du mouvement et de l'action du temps. La réalité échappe donc à l'homme qui n'agit pas. Si "la vie est un champ de bataille où les armées des idées se confrontent"(35), un homme indécis ou sans actions subirait tout le temps un sort imposé et serait toujours derrière sa silhouette qui serait "créée"sans lui. Cependant l'intention du héros est de créer des silhouettes, de les "multiplier"(64) car elles sont ses "doubles"(64). Ceci ne serait possible qu'à condition de considérer le héros comme "un centre d'intérêt"ou un objet capable de diffuser son identité à profusion. Concrètement, la "lumière"illumine Josué et ce dernier illumine le monde. Josué détient donc la "lumière"(122) et cette lumière c'est le savoir intellectuel (122). Ainsi l'intention de Josué de créer plusieurs silhouettes serait à envisager comme le souci de transformer son entourage par l'action de son savoir. Et la première silhouette du genre serait donc son amie Huguette qui devrait exister suite à l'existence et à la lumière de Josué. Par ailleurs, le ton poétique à la page 64 du roman vient suggérer que cette influence est réciproque étant donné que Josué est incapable de créer des doubles sans l'apport d'Huguette. On pourrait en déduire qu'Huguette détient également une lumière si forte qu'elle participe à la génération des doubles dont le monde a besoin.

La rose

Josué est une rose. L'image de "la rose qui doit éclore au milieu des ronces"(56) est aussi une réponse à la quête de l'identité du héros. La rose étant le symbole par excellence de l'idéal, de la beauté, de la vie et de l'évolution rayonnante, il conviendrait de lire les "ronces"auxquelles il est fait allusion dans le roman comme étant un grand ensemble formé des éléments hostiles à l'idéal de transformation harmonieuse et positive d'une société. Ces forces opposées à "la lumière de la rose", qui est pourtant soucieuse de créer des doubles, se retrouvent dans l'environnement immédiat du héros, non seulement dans la ville d'Ubal mais aussi à l'étranger, à Vouillé. Cet oxymore "rose-ronces"constitue une appréhension de l'existence contraire à une vision candide de la société où tout serait "au mieux dans le meilleur des mondes", vision dans laquelle sombrait le héros tout au début du roman.

Le lecteur entrevoit, à travers cette opposition, un antagonisme viscéral entre les forces du progrès et celles de la déchéance. L'on en déduit que, selon Musinde, l'être ne se définit, à l'instar de la rose, que par sa capacité de répondre aux défis qui se placent sur le chemin de son évolution. Dans cette perspective, l'homme de Musinde serait un Sisyphe qui, reconnaissant bien l'existence du danger à perpétuité (ronces), s'apprêterait à vivre au présent sans y opposer immédiatement sa propre vision du monde. La rose de Musinde éclot donc individuellement sans annihiler son souci d'illuminer l'environnement dans lequel l'être se développe, en dépit de la multiplicité des embuches.

 

La question de la mort / l'absurde

Retour de manivelle de Musinde est un univers discursif où le sens profond de l'existence est recherché. Pour y parvenir, non seulement l'auteur recourt aux métaphores expliquées précédemment, mais, à travers une approche différente, le sens de l'existence est également donné moyennant le recours à une conceptualisation du contraire : chercher à comprendre la mort, par exemple, donnerait un sens à la vie, voire à la mort elle-même.

Le thème de la mort n'est pas abordé dans le roman de manière théorique et désintéressée. Pour Musinde, la réflexion critique sur la mort nécessite une subjectivisation au point que, grâce à son individualisation, on aboutisse à des considérations on ne peut plus pragmatiques. En effet, pour comprendre la mort, l'auteur fait penser à un être cher qui meurt ou qui est sur le point de mourir. Le héros de Retour de manivelle se sert de la maladie de sa mère ("une femme généreuse", 76) ainsi que de l'émotion qui accompagne le fait de penser à sa mort imminente pour livrer au lecteur sa réflexion sur le phénomène de la mort. Dans la présentation de sa vision du monde, comme nous allons le montrer, l'on remarque que le héros a lu beaucoup d'auteurs et de courants de pensée de tous les temps qui, bien avant Musinde, s'étaient penchés sur la même question. Il en résulte que la problématique de la mort devrait franchir le seuil purement dialectique pour devenir une préoccupation personnelle du héros, une démarche parallèle à la méthodologie classique en la matière.

"Qu'est-ce que la mort ?" Telle est la question que le héros se pose à la page 76 du roman. Étant donné que "seul l'homme a le privilège de savoir en pleine conscience qu'il mourra un jour"(77), le héros pense qu'il est impérieux de "comprendre ce phénomène de la mort, ses caractéristiques, son utilité pour ne pas y voir un obstacle à l'harmonie du monde"(77). Le roman de Musinde dans son ensemble est la représentation d'une sagesse qui interdit de craindre la mort, en latin ne mortem timueritis. Dans sa démarche, le protagoniste de Retour de manivelle agit en pédagogue fidèle au principe de progression didactique allant du simple au complexe et du connu à l'inconnu. Par exemple, Josué fait de son univers un lieu de prédilection où les conceptions les plus antagonistes se rencontrent : d'un côté, le héros rappelle au lecteur une conception matérialiste de la vie, et de l'autre une vision spiritualiste est mise en évidence. On peut lire par exemple que "La mort n'est pas à craindre, car elle ne nous concerne en rien. Tant que nous sommes, la mort n'est pas là, et dès que la mort est là, nous ne sommes plus. La mort n'est rien ni pour les vivants ni pour les morts." (78)

Cette conception épicurienne, que Sartre vient par la suite compléter (79), n'est pas une réponse à la question brûlante de la mort et de la vie. Elle ne peut constituer, selon le protagoniste, qu'une thérapeutique pour "ceux qu'effraient les châtiments de l'au-delà et le système de la vie future"(79). Par cette manière de penser, on peut entrevoir le fait que pour le héros, l'existence humaine ne devrait pas être obscurcie par la peur de la mort. La nécessité de comprendre le sens de la mort est un impératif qui contraint le héros à rechercher la réponse à la problématique de la mort au-delà de l'absurde exprimé précédemment par les matérialistes. C'est cette interprétation qui pousse le héros de Musinde à rechercher la réponse ailleurs, notamment chez ceux qui ne considèrent pas la mort, ainsi que nous le ferons voir, comme la fin de tout. En substance, le héros de Retour de manivelle se refuse d'être comparé à Meursault (80), ce personnage matérialiste du roman L'étranger de Camus pour qui la question de la mort importe peu. Au contraire, Josué cherche à aller au-delà des considérations physiques:"Mais où suis-je ? [...]je me vois étendu au bord de la rivière "Ayamo". Et là, bien loin, dans l'eau, vers l'autre rive,j'aperçois ma mère, mon père, mon frère aîné, ma grand-mère maternelle, ma grand-mère paternelle déjà dans l'au-delà." (123)

Ces propos constituent un récit de la mort. Josué est mort pendant un certain temps et il revient dans le monde sensible avec un témoignage de l'au-delà. S'il va jusqu'à raconter ce que les habitants de l'au-delà lui donnaient comme instructions à exécuter sur terre, cela contribue à confirmer sa certitude sur la continuité de la vie après la mort apparente. L'univers de Retour de manivelle est donc à interpréter comme celui dans lequel la mort n'équivaut pas à la fin de la vie, mais plutôt à l'accès au monde accessible sous d'autres formes ou bien nécessitant des nouveaux organes de sens. Aussi contraires qu'ils puissent paraître, l'œuvre de Musinde montre que ces deux mondes se complètent cependant dans leur différence et que le monde immatériel de l'au-delà est doté u pouvoir d'influencer le dessein du monde sensible. Ceci se laisse voir surtout lorsque, en cas des difficultés, le héros évoque le nom de sa mère (déjà décédée) pour qu'elle le protège contre les forces du mal dans le monde physique :

En rentrant à deux heures du matin sur ce parcours de 30 km, surgit devant nous un être mystérieux et multicolore dont les lumières scintillantes éblouissaient le chauffeur qui ne distinguait plus la route. [...] J'ai pleuré en évoquant le nom de ma mère [...] L'évocation du nom de ma mère a bloqué tout le jeu [...] J'ai évoqué à nouveau le nom de ma mère. L'être mystérieux nous laisse la voie. (89-90)

Il s'avère par ailleurs que dans le récit de la mort repris précédemment, la frontière entre les deux mondes est symbolisée par la rivière Ayamo. Cette rivière représente la difficulté et l'épaisseur qui contraindraient les êtres à ne s'en tenir qu'à un monde à la fois. L'instruction donnée au héros est de ne pas traverser cette rivière ; mais plutôt d'avoir une nette conscience du monde matériel en le vivant conformément à la tradition incarnée dans la "corne du buffle."(123 -24)

De plus, le héros du roman de Musinde évoque avec intérêt cette pensée chrétienne reprise par André Gide dans son œuvre Si le grain ne meurt (1924) : "Toute productivité n'est possible que si le grain meurt. Au juste, pour devenir arbre qui porte des fruits succulents, le grain meurt sans mourir." (108)

Cette pensée de Jésus retrouvable dans La Bible ("En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s'il meurt, il porte beaucoup de fruits"(Jean XII : 24) montre que Musinde insinue que la mort n'a de sens que dans la renaissance. Le héros revient à la vie en tant qu'une nouvelle entité transformée par le séjour dans l'au-delà. Dans cet univers, cet oscillement entre deux mondes apparemment distincts est comparable à la maturation de lajeunesse dont "le cheminement est jalonné des moments de négativité et de positivité, c'est-à-dire des moments de contradictions dialectiques"(108). C'est justement cette allusion au cheminement de la jeunesse qui place Musinde sur la même veine que Gide dans la mesure où la mort symbolique renvoie aux vicissitudes de la vie qui, au lieu de détourner la jeunesse de son objectif de maturation intérieure, constitue plutôt un déclic pour sa renaissance ou sa prise de conscience. On peut en déduire que la mort imagée de Josué peut trouver son interprétation dans la pensée gidienne à laquelle Musinde donne une forme imagée propre à la cosmogonie bantoue : celle du dialogue et de l'interconnexion cosmique entre l'en-deçà et l'au-delà.

 

Conclusion

Bien qu'étant basé sur la vie de l'auteur, que l'on peut voir en filigrane comme témoin des abus du pouvoir et des conflits politiques les plus meurtriers, l'œuvre de Musinde s'abstient cependant de décrire les horreurs ; elle est même timide devant les faits politiques sporadiques qu'elle évoque. Cette attitude permet à l'auteur d'éviter des sentiers battus et d'exprimer ses fantasmes tout en intégrant à sa plume une vision du monde subjective à laquelle il mêle sa connaissance cosmopolite dans l'interprétation de l'identité. La question culturelle occupe la part du lion dans cette œuvre. Néanmoins, cette culture qui se veut à la fois dynamique et métisse, ne trouve son sens que dans une conception cyclique où le point de départ et celui d'arrivée se joignent dans un même être à qui l'internationalisme aurait donné le sens d'accommodation de l'autre. Si "le romancier raconte la vérité, sa vérité ou celle qu'il croit être"(Pageaux 17), on ne pourrait qu'en déduire que Musinde a créé dans ce roman une nouvelle vérité, celle de la tradition de l'avenir. Et dans cette tradition, la parole oscille entre des identités apparemment antagonistes, aussi bien celles du passé gréco-latine, franco-anglaise et africaine que celles d'un présent mondialisé où le rapetissement spatial s'affronte à une spécificité culturelle exclusive. Si la question de la mort est mise en exergue dans cette œuvre, elle n'a réellement de sens pour l'auteur que dans la renaissance, le roman tout entier étant conçu comme une apologie du devenir. Au sujet de l'existence, à l'instar de l'homme absurde (Sisyphe) qui se sert de sa condition pour transformer sa situation, le héros de Musinde ajoute à cela une conviction métaphysique inaliénable, celle de l'existence des entités supérieures invisibles (ancêtres) qui se situent au-delà de toute appréhension empirique et rationaliste. C'est à ces entités (d'au-delà de la rivière Ayamo) que l'on devrait puiser la force pour affronter la rigidité d'une quotidienneté malveillante (les ronces) dans le monde sensible. On peut dire, pour citer Mouralis, que grâce au voyage et à ses rencontres multiples, le héros de Retour de manivelle a opposé une vision traditionnelle de l'Afrique à "une vision du monde diversifiée", celle d'un "témoin particulier ayant adopté volontiers un mode de narration autobiographique"(Mouralis 24). Le mérite de l'œuvre de Musinde est d'avoir ainsi juxtaposé des identités apparemment antagonistes dans un sujet dont le parfait équilibre est sous-tendu par des extrêmes.

 

Notes

1. "Vagissements"(Poèmes) dans Comme des matins éternels. Kinshasa : UEZA, 1984.

2. Meursault est le héros de l'œuvre L'Étranger d'Albert Camus publiée aux Éditions Gallimard en 1942.

3. Michel est le héros du roman L'immoraliste d'André Gide publié en 1902 aux Éditions Gallimard.

 

Références

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